L'abus de droit: l'antenorme.

AuthorMoyse, Pierre-Emmanuel
PositionPart 1 - Introduction generale through I. De la notion de droit dans la theorie de l'abus, p. 859-897

La theeorie de l'abus de droit est une theorie de la legislation. Elle a pour objectif d'encadrer l'application des droits prescrits par les lois. Le titulaire d'un droit engage sa responsabilite lorsque l'acte qu'il autorise ordinairement est anime par l'intention de nuire. C'est la la formule du Code civil du Quebec qui, en 1994, en a consacre le principe. Le principe de responsabilite que pose l'abus demeure toutefois problematique en ce sens qu'il vise des activites que la loi permet a priori. La theorie de l'abus donne en effet aux tribunaux le moyen de lever cette immunite de sorte que l'acte pourtant conforme a la lettre de la loi devient contraire a son esprit, c'est-a-dire au droit. C'est en ce sens que l'on peut dire que l'abus est l'antenorme. Ce principe de superlegalite donne une place de premier plan au pouvoir judiciaire : >, ecrivait Josserand. Il ne s'agit pas de donner aux tribunaux le droit de legiferer, mais plutot d'eviter, dans des cas exceptionnels, la tyrannie des droits. L'etude de la theorie de l'abus de droit nous invite a redecouvrir les premiers mouvements de la pensee socialisante du debut du vingtieme siecle. Est abusif l'usage asocial d'un droit individuel. L'abus doit etre ainsi replace dans le contexte d'une doctrine civiliste fleurissante qui s'inscrit contre la methode de l'exegese et le subjectivisme juridique. Mais l'interet de son etude n'est pas simplement historique. Elle offre l'hypothese particulierement attrayante d'une nouvelle application. Ne a une epoque ou le juriste s'interroge sur les imperfections d'une legislation qui se complexifie, l'abus semble tout particulierement adapte pour s'appliquer dans des disciplines fortement reglementees et sujettes au changement, telle la propriete intellectuelle; une matiere dont on deplore regulierement les derives et les abus. Ce texte est la premiere partie d'un article publie en deux numeros.

The theory of the abuse of right is a legislation theory aimed at framing the application of rights prescribed by statute. The holder of a right is liable when a normally authorized act is animated by an intention to harm. This is the formula articulated in the Civil Code of Quebec which, in 1994, consecrated the principle of the abuse of right. The principle of responsibility underlying the abuse theory remains, however, problematic since the abuse theory targets activities which are a priori permitted by law. Indeed, the abuse theory allows courts to lift the immunity of the right-holder so that an act that conforms to the letter of the law becomes contrary to the spirit of the law--i.e., contrary to law. In this sense, abuse can be described as the "antenorm." This principle of superlegality gives judicial power a prominent role: "par la jurisprudence, mais au-dela de la jurisprudence," wrote Josserand. It is not a question of giving courts the power to make law but rather of avoiding the tyranny of rights, in exceptional circumstances. A study of the abuse of right must uncover the first movements of socializing thought at the beginning of the twentieth century. The asocial use of an individual right is abusive. The abuse theory must be placed in the context of a flourishing civilian doctrine that opposes the exegetic method and juridical subjectivism. The study of this doctrine is not of purely historical interest, as the doctrine may also offer a new application that is particularly attractive. Born at a time when jurists reflected on the imperfections of increasingly complex statutory law, the theory of the abuse of rights appears particularly suited to areas of law that are heavily regulated and subject to changes. One such example is intellectual property, whose excesses and abuses are often deplored. This text is the first part of an article published in two different issues.

Introduction generale Introduction de la premiere partie--La critique du droit dans la theorie de l'abus I. De la notion de droit dans la theorie de l'abus A. L'abus du mot droit et les discours dont il fait l'objet B. A la recherche des droits perdus du cote de la common law 1. De la notion de droit en general et des discours auxquels elle donne lieu 2. La dimension politique des droits en common law et les travaux de la doctrine americaine C. Un droit sans obligation, un pouvoir sans devoir? II. Le subjectivisme et l'abus A. La notion de droit subjectif 1. Le subjectivisme dans la theorie generale du droit 2. L'abus et la fonction sociale des droits B. L'acte abusif et la faute 1. Legalite ou liceite dans les travaux de Josserand 2. La faute et le motif illegitime Conclusion de la premiere partie Introduction generale

L'abus a donne son nom a l'une des theories les plus controversees du droit. Que l'on ait voulu la parfaire ou la defaire, les discussions a son endroit continuent a faire respirer notre matiere en agitant les esprits qui s'emploient a l'expliquer. Dans une sortie celebre, commentant les developpements du droit civil a ce sujet, l'eminent Gutteridge a ecrit que l'abus etait une drogue aux effets secondaires parfois desagreables, > (1). L'abus attise encore aujourd'hui les debats sur le contour a donner aux prerogatives individuelles. Il est l'agent qui invite le juriste a une inconduite toute particuliere : celle de refuser a une regle prescrite son pouvoir de contrainte ou d'immunite. La theorie de l'abus c'est l'antenorme, un principe de > (2). Elle est plus qu'une exception ou un temperament; elle s'oppose a la reconnaissance du statut juridique d'une regle. Son effet est radical, puisqu'elle neutralise l'application d'un droit ou mene a engager les principes de responsabilite contre l'auteur d'un acte qui semble a priori agir dans la legalite, c'est-a-dire sous la licence expresse d'une regle de droit. Porcherot ecrira : > (3). La theorie s'emploie donc a expliquer pourquoi et a quel moment cette regle cesse d'etre droit et d'etre contraignante ou justificatrice des actes poses.

Comme on l'aura pressenti, c'est a partir d'une notion qui releve a priori moins du droit que de l'experience que cette operation de destitution s'opere : celle d'abus. On se retrouve une nouvelle fois entre langage et droit. L'abus n'est pas un criterium, ni tout a fait un concept. Il est la piece essentielle de l'appareil normatif auquel il prete son nom. Il est le fait qui subvertit le droit ; l'acte anormal qui contredit l'exercice habituel d'un droit. L'usage abusif, une fois reconnu, paralyse l'action du droit. Il n'appartient pas a la logique deductive. Le droit prive presuppose une certaine normalite dans l'exercice des droits de chacun. Les actes anormaux ne sont donc pas definis par lui de sorte que l'abus appartient bien au prononce judiciaire, mais ne releve pas de la logique de la qualification. Il ne s'agit pas de considerer si les presuppositions formelles d'une regle sont rencontrees; elles le sont generalement. Il n'est pas question d'interpretation au sens strict non plus. L'exercice est d'un autre ordre. L'abus informe le juriste sur la conformite de l'usage d'un droit--un droit revendique et donc oppose a d'autres, au droit. Il fait le lien entre l'ordre formel dont decoulent les droits individuels realisables, c'est-a-dire le droit etatique ou statique, et l'ordre moral ou philosophique, c'est-a-dire le droit dans sa projection ideale et sa complexite ontologique. L'abus fait presumer l'interdependance et l'interpenetration des deux ordres de reflexion de sorte que le droit dans sa realite positive ne peut etre totalement desolidarise d'un ensemble de principes superieurs de justice. Voila ce qui explique que Josserand puisse ecrire qu'

[o]n peut parfaitement avoir pour soi tel droit determine et cependant avoir contre soi le droit tout entier ; et c'est cette situation, non point contradictoire mais parfaitement logique, que traduit l'adage fameux : summum jus summa injuria (4). Puisqu'il procede parfois d'un examen de l'intention qui sous-tend la commission d'un acte--la raison de l'usage en cause--, l'abus est souvent percu comme un valet de la morale. En effet, le caractere nocif de l'acte se degage necessairement d'un jugement de valeur, c'est-a-dire d'une determination de la legalite d'un acte a partir de ce qui est considere juste ou injuste, a partir d'un questionnement. Puisqu'il procede tantot d'un examen des mobiles de l'acte, tantot de l'adequation de l'acte a la finalite du droit invoque, l'abus ramene l'analyse juridique vers les considerations de la morale sociale. En effet, le caractere nocif de l'acte se degage necessairement d'un jugement de valeur, c'est-a-dire d'une recherche au sujet de la legalite d'un acte en dehors des parametres du droit formel luimeme, c'est-a-dire a partir de ce qui est juste ou injuste. L'abus mene a s'interroger sur la justice dans le droit, et plus precisement dans l'exercice des droits, puisqu'il s'agit d'apprecier l'application correcte d'une regle a une situation qui semble vouloir s'y deloger. Autre remarque importante : si l'abus demeure d'application exceptionnelle et vise donc un nombre limite de cas d'espece, son domaine d'application est quant a lui particulierement vaste, ceci en raison de la generalite de son principe. On connaissait deja son ubiquite dans les systemes qui l'ont accueilli. En France, on la considere universelle et de fait, elle saisit quasiment tout le droit francais (5). Mais, plus etonnant, elle semble avoir fait son chemin jusqu'a la propriete intellectuelle (6). La, on l'apercoit tantot dans les formes vaguement descriptives de son langage pour evoquer les risques d'exces, tantot sous les traits d'un principe actif, generalement comme moyen de defense.

Cette presence diffuse et presque anachronique, puisque referant a un principe ancien, a fini par nous interpeller. Nous avons voulu enqueter davantage. L'objet de nos investigations ne porte pas seulement sur les lecons de son developpement historique, sur les cycles de son evolution. Il s'agit...

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