L'abus de droit: l'antenorme.

AuthorMoyse, Pierre-Emmanuel
PositionPart 1 - II. Le subjectivisme et l'abus through Conclusion de la premiere partie, with footnotes, p. 898-920
  1. Le subjectivisme et l'abus

On l'aura compris, l'abus est le compagnon de l'absolu, ou plutot son antithese. Les deux termes sont consonants, mais antinomiques. Pourtant, le premier est contenu dans le second, comme si l'idee d'absolu comprenait deja l'origine de sa repudiation. L'idee de l'abus de droit renvoie a celle de finalite du droit. Elle se deploie contre un certain positivisme formaliste trop etroit et un principe de deduction trop inconsequent, cela dans l'objectif de maintenir la science juridique en phase avec les phenomenes sociaux (107). Les agissements antisociaux s'inscrivent contre l'essence meme du droit, parce que la volonte individuelle cesse d'etre une fin en soi. D'un point de vue juridique, le droit est un avoir autant qu'un etre et symbolise le fait que l'homo normativus ne peut se concevoir hors de la societe. L'abus repose ainsi sur une certaine preconception du droit et de ses sources, ce qui explique que, dans son langage comme dans son principe, il se situe dans les pays de droit ecrit.

Il faut maintenant preciser nos remarques precedentes qui, dans la methode, s'employaient a exposer les theories sur la notion de droit. L'abus, avons-nous dit, polarise son effet sur cet objet. Il faut encore preciser la proposition. La question dans la theorie de l'abus appartient a une espece toute particuliere de droit, une race que l'on a voulue noble sans jamais veritablement savoir la definir: le droit subjectif. Une premiere sous-partie presentera la symbolique du droit subjectif (A). Nous traiterons ensuite de la place de l'abus de droit au sein du systeme de la responsabilite civile et notamment eu egard a la notion de faute, qui elle aussi se rattache au subjectivisme (B).

  1. La notion de droit subjectif

    Il faut voir dans l'abus une regression de la notion de droit subjectif, comme nous l'enseigne la theorie generale du droit (1). Mais plutot que d'y voir sa ruine, il faut plutot y voir une complementarite--particuliere au droit civil continental--emanant de l'idee de contre-pouvoir. Ce contrepouvoir est associe dans la doctrine a la notion de droit-fonction (2).

    1. Le subjectivisme dans la theorie generale du droit

      Voici un autre sanctuaire des grandes idees politiques, une notion qui brille encore du lustre que les grands esprits lui ont laisse ! Si l'on se fie a nos lectures, il n'y a guere de philosophe ou de juriste qui ne puisse etre credite de quelque apport a la theorie subjectiviste, qu'il la rejette ou l'approuve. La doctrine s'est eprise du sujet avec une ferveur inegalee (108). La discussion prend d'abord racine chez les stoiciens, lit-on chez certains (109) ; se renforce au contact de la philosophie occamiste, puis volontariste (110), rebondit dans les exposes kantiens pour finalement aboutir a un individualisme liberal ou un atomisme triomphant, selon lequel le collectif est un arrangement des interets particuliers. L'expression > temoigne de cet individualisme : elle designe des droits garantis dont la realisation est laissee a la volonte de leur titulaire. Les droits subjectifs, dira-t-on, sont des prerogatives. Ils sont, dans une comprehension plus moderne, les biens (droits reels, droits intellectuels, droits personnels, etc.) : des droits garantis par la loi, crees par elle ou par contrat, dont l'opposabilite offre un certain choix d'action a leur titulaire--d'ou le rapprochement avec l'idee de liberte--et surtout, des droits qui sont economiquement disponibles, e'est-a-dire alienables (111). La valeur de ces droits procede essentiellement du fait que leur regime repose sur l'idee de violation d'un droit (la contrefacon est un bel exemple), plutot que sur la recherche d'une responsabilite decoulant d'une faute ou d'un manquement a un devoir general (le cas de la concurrence deloyale pourrait ici servir de contre-exemple) (112).

      Sur le parcours hautement theorique du subjectivisme, les variations ne se comptent plus. Mene par un chapelet d'auteurs germaniques qui auront marque la pensee juridique des dix-neuvieme et debut du vingtieme siecles--Windscheid, Jhering, Thon, Jellinek, Savigny, etc.--, propage par des germanophiles en France--en particulier Saleilles et Michoud--, c'est bientot la doctrine europeenne continentale tout entiere qui s'enflamme pour le sujet du droit subjectif (113). Jhering, en particulier, deploiera avec brio les elements des theories de la Willenshaft pour ramener le droit-volonte dans la realite politique et juridique : le droit ne consiste pas tant en la liberte de vouloir qu'en des interets proteges (114). Les droits idealises des tenants de la theorie de la volonte deviennent, sous l'influence des pensees positivistes, des droits subordonnes, au moins en partie, a la puissance de l'Etat qui les cree.

      L'evolution des idees sur le droit naturel n'est evidemment pas etrangere a la formation et au developpement du subjectivisme. Omnipresent, on le trouve au detour de tout questionnement sur la place de l'individu au sein de la societe civile. La polarisation des idees entre droit naturel et droit positif--ou encore entre droits naturels et droit naturel, comme le precisait Atias (115)--se prolonge donc naturellement, avec des variations, le long d'autres antagonismes classiques, tels droit et loi, droit et pouvoir, droits et interets et, bien entendu et absorbant la plus grande part de ces considerations, droit subjectif et droit objectif. Ce dernier couple semble avoir occupe tout l'espace doctrinal du vingtieme siecle (116). Cette presentation binaire du droit n'est pas aisee a comprendre, en ce qu'elle implique une reflexion sur differents plans. Comme nous le verrons, le rapport entre le droit objectif et le droit subjectif est tantot un rapport d'opposition, de synchronisme, de complementarite et, pour certains, de synonymie. Les theses sur le droit subjectif proliferent des la fin du dixneuvieme siecle, meme si l'on note un certain essoufflement apres la seconde moitie du siecle d'apres. La notion demeure toutefois >, ecrira Dabin, a qui l'on doit l'un des ouvrages les plus acheves sur la question : elle fait partie de l'histoire des idees juridiques (117).

      La notion de droit subjectif est une notion ambidextre. Elle appartient au domaine politique autant qu'au domaine juridique. Cela explique d'ailleurs qu'elle ait interesse tant le publiciste que le privatiste. Les publicistes s'en serviront pour faire ressortir l'origine > des droits et pour traiter des protections constitutionnelles des droits fondamentaux, des droits dits individuels. De ce point de vue, le rapport entre droit subjectif et droit positif en est un de complementarite, voire de subordination. Le premier decoule du second, et ensemble forment une vision panoramique de la juridicite. Certains pousseront l'analyse et reduiront le droit subjectif au droit positif. Duguit, nom a l'enseigne duquel cette ecole doit etre placee, refutera ainsi l'idee meme de droit subjectif : il n'y a pour lui que l'Etat ; Kelsen lui aura certes fourni les arguments de sa these. Niant jusqu'a sa realite, il redefinira le plus subjectif de tous les droits, le droit de propriete. La propriete est, selon Duguit, > (118). Dans cette conception, le privatiste semble des lors travailler a partir de la matiere premiere fournie par le droit public. Repetons-le, la reflexion sur le droit subjectif est une reflexion sur l'Etat. (119).

      C'est a l'epoque des discussions sur les droits subjectifs et suite aux provocations des publicistes que les privatistes ont explore les sciences sociales et politiques pour expliquer que si la norme, la loi, etait essentielle au droit subjectif, elle n'en etait qu'un catalyseur. Les travaux de Geny et des tenants du droit naturel > ont bien entendu ouvert la voie (120). Partant de l'autorite de l'individu sur sa propre personne-en droit des biens, on parlera des droits > (121)--puis allant, par cercles concentriques croissants, jusqu'a agencer son rapport avec les choses, les autres, puis la societe civile, le droit prive moderne est une extrapolation de l'individu. Ce dernier en est l'epicentre. La celebre definition du patrimoine donnee par Aubry et Rau suffit a rendre compte de la puissance structurante des theories subjectivistes : le patrimoine est > (122). La creation de la personne morale decoule de la meme pensee (123). Au commencement du droit prive donc, la personne, et non l'Etat, est le sujet de droit. Les droits subjectifs ne sont que les traits successifs et varies dessines par l'Etat autour et a partir de la personne. Le droit subjectif est une > reprendra Saleilles, signifiant ainsi que la volonte de l'individu est vecteur de choix et de mouvement dans les limites objectives du droit. Il ne faut pas etre grand observateur pour s'apercevoir que les exercices de codification ont ete fortement mus par cette conception aussi anthropomorphique que positiviste. C'est a partir d'elle, ou plutot contre elle que l'on a voulu determiner le role de la collectivite. Selon la formule de Carbonnier, > (124).

      Il reste, naturellement, a etablir la mesure du collectif dans le maintien des prerogatives individuelles. Si l'on reprend les termes de la Declaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, l'intervention de l'Etat doit etre minimale, ponctuelle, devant simplement assurer > (125). L'epanouissement de chacun suffit a garantir le bon fonctionnement de la societe. Selon cette conception ainsi resumee par Duguit,

      [l]a collectivite organisee, l'Etat, n'a d'autre but que de proteger et de sanctionner les droits individuels de chacun. La regle de droit, ou le droit objectif, a pour fondement le droit subjectif de l'individu. Elle impose a l'Etat l'obligation de proteger et de garantir les droits de l'individu ; elle lui interdit de faire aucunes lois, aucuns actes qui y portent atteinte (126). Ainsi, pour beaucoup de theoriciens du droit de l'epoque des encyclopedistes, le droit subjectif--et ici le lien avec les theories du droit naturel est...

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