La cyberintimidation a l'epreuve du milieu scolaire quebecois: regards d'intervenants sur l'irruption des nouvelles technologies a l'ecole.

AuthorCauchie, Jean-Francois

A partir des annees 2000, la miniaturisation, l'accessibilite et la sophistication progressives des technologies de l'information et des communications (TIC) permettent a celles-ci d'occuper peu a peu le paysage scolaire, mais aussi de faciliter l'irruption des reseaux sociaux dans les murs de l'ecole. Les TIC et les reseaux sociaux qui y sont associes viennent instaurer des brouillages entre sphere privee et sphere publique (Ascher 2000; Eltis 2011), entre espace physique et cyberespace (Juvonen et Gross 2008; Slonje et Smith 2008; Erdur-Baker 2010; Law, Shapka, Hymel, Olson et Waterhouse 2012), entre conflits a gerer par l'ecole et conflits a gerer en dehors de celle-ci (Ford 2009; Shariff et Hoff 2007). Les TIC permettent egalement de repandre plus aisement des informations denigrantes sur autrui, tout en les rendant plus difficilement effacables qu'autrefois (2).

En corollaire, les inquietudes liees a l'usage des TIC par les jeunes se multiplient, notamment dans les medias (Cauchie et Corriveau, a paraitre; Comite senatorial permanent des droits de la personne 2012) et sur la scene politique (Comite senatorial permanent des droits de la personne 2012). Les TIC apparaissent comme des facilitateurs de la cyberintimidation, que ce soit sous la forme d'insultes par texto, d'appels au denigrement sur les reseaux sociaux, de diffusion de photos intimes ou humiliantes, d'usurpation d'identite, etc. Au Quebec, le desarroi a l'egard des TIC et de ces consequences aupres des jeunes s'est notamment traduit par un Plan d'action gouvernemental (2008) de 17 millions de dollars pour lutter contre la violence a l'ecole et par l'adoption a l'unanimite, en 2012, du projet de loi 56. Ce dernier oblige dorenavant les milieux scolaires a developper des programmes d'intervention pour prevenir et contrer l'intimidation dans les etablissements et dans le cyberespace, deux phenomenes politiquement presentes comme tres preoccupants en matiere de violence a l'ecole.

Or, qu'en est-il du point de vue du milieu educatif lui-meme a l'egard de l'emergence des TIC a l'ecole? En laissant les acteurs du milieu scolaire circonscrire eux-memes les problemes que posent les TIC dans l'espace scolaire, notamment l'irruption des reseaux sociaux a l'ecole, notre recherche exploratoire avance l'hypothese que non seulement le vocabulaire de nos elus et des medias a l'egard des dangers et defis poses par les TIC (cyberintimidation, cyber-harcelement, etc.) n'est pas necessairement celui que les acteurs de terrain emploient pour decrire ces problemes, mais aussi que les problemes sociaux poses ne seront pas toujours la ou l'on pense. Plus specifiquement, nous avons cherche a savoir si la rhetorique de la cyberintimidation interpelle les acteurs de terrain et, le cas echeant, dans quelle mesure. Si les problemes poses par les TIC a l'ecole tiennent seulement aux possibles souffrances vecues par les jeunes. Et nous avons decouvert que les enjeux lies aux TIC concernent aussi l'insaisissabilite d'un phenomene (qu'est-ce que la cyberintimidation?), la porosite des murs de l'ecole (ou commence et ou s'arrete-t-elle?) ou encore la non-maitrise d'un environnement (faut-il ou non integrer les TIC a la socialisation scolaire?).

Genese d'une etude exploratoire

Plusieurs etudes cherchent a evaluer l'ampleur des dommages lies aux TIC dans l'espace scolaire, le plus souvent par des questionnaires qui mettent l'accent sur la cyberintimidation en la definissant d'emblee (Hanewald 2008). Certaines de ces etudes insistent sur l'importance d'elargir la categorie >, voire la categorie > a toute atteinte quotidienne au droit a chacun de voir sa propre personne respectee (Chariot et Emin 1997; Comett 2008; Troger 2011), d'autres orientent leurs reflexions sur les differences et les similarites entre crime et cybercrime (Slonje et Smith 2008; Slonje, Smith et Frisen 2013; Shapka 2012; Yar 2005), mais aussi sur l'incapacite des theories criminologiques a rendre compte du second nomme (Yar 2005; Gagnon 2011). D'autres encore contribuent a affiner les nombreuses facettes de la cyberviolence en general (Dupont 2008; Leman-Langlois 2008; Grabosky 2006).

Le propos du present article n'est pas de cet ordre. Il vise plutot a laisser les acteurs circonscrire eux-memes les problemes que posent les TIC dans l'espace scolaire pour eux, et plus particulierement a comprendre le poids que ces acteurs de premiere ligne donnent aux TIC quant aux problemes qu'elles peuvent entrainer a l'ecole. Par le fait meme, notre recherche ne part pas d'une definition operatoire (ou en devenir) de la cyberintimidation en milieu scolaire pour ensuite en mesurer la frequence, en affiner les caracteristiques ou en identifier les mecanismes. Nous souhaitons plutot etudier le discours des intervenants en milieu scolaire afin de voir s'il est question d'un discours aussi alarmiste que celui souvent relaye par les medias et le monde politique lorsqu'il est question de l'emergence des TIC a l'ecole. Ce discours porte-t-il surtout sur l'enjeu de la cyberintimidation entre eleves comme souvent rapporte par les medias ou renvoie-t-il tout autant a des preoccupations liees aux rapports ecole/monde virtuel, ecole/ environnement, professeurs/eleves?

Nous emettons donc le postulat que ce sont toujours les acteurs qui font d'un phenomene donne un non-evenement ou une situationprobleme. La notion de situation-probleme designe simplement ici le fait que > (Pires 1995 : 66) (3). Ainsi, pour nous la cyberintimidation n'est pas une variable pre-donnee a la recherche : des acteurs peuvent denoncer sa presence, mais d'autres noter son absence. Qui plus est, nous verrons que si certains choisissent d'en mobiliser la rhetorique (mise en danger des jeunes a la suite de l'irruption des TIC dans leur vie), c'est egalement pour faire passer d'autres messages (4) (inquietude sur les frontieres de l'ecole, sur les rapports enseignants-apprenants, sur une possible perte de controle de leur environnement, etc.).

Notre demarche s'inscrit dans un paradigme comprehensif (Weber 1995; Mucchielli 2002). Autrement dit, nous considerons que pour comprendre un phenomene social (ici les liens a etablir entre l'irruption des TIC a l'ecole et les situations-problemes que ces TIC soulevent en milieu scolaire), il convient de partir du sens que les intervenants donnent a sa manifestation. En effet, nul ne peut mieux que les enseignants, les educateurs specialises, les conseillers pedagogiques et les policiers-ecoles saisir les enjeux qu'ils doivent eux-memes affronter en premiere ligne. L'experience que partagent ces acteurs sociaux ne laisse cependant aucunement prejuger d'une unite ou d'un consensus dans les interpretations qu'ils proposent (Dahrendorf 1958; Lessard-Hebert, Goyette et Boutin, 1997; Simmel 1908/1999).

Notre recherche s'appuie sur une sociologie des situations-problemes qui rejoint en partie des postulats du constructivisme strict, c'est-a-dire que nous nous interessons aux definitions que les intervenants donnent des situations-problemes generees par l'irruption des TIC a l'ecole et non a la realite objective de ces situations. Nous rejoignons Pires (1997 : 35-36) sur l'analyse qu'il fait des postulats du constructivisme strict :

Les tenants du constructivisme strict ne se penchent ni ne se prononcent sur la veracite ou la faussete des croyances sociales des acteurs par rapport au monde empirique. Dans leurs descriptions, ils font abstraction d'un jugement sur le bien-fonde des enonces des acteurs sociaux. Ce jugement sur la part de realite ou de fiction des enonces est mis entre parentheses et estime non important pour comprendre et expliquer la facon dont les gens definissent la realite et agissent. Leur analyse ne veut alors ni nier ni affirmer la facticite ou la validite morale de telle ou telle definition de la realite. Les jugements explicites de valeur sont suspendus et les jugements de realite reduits a leur plus simple expression : ce qui compte, c'est exclusivement la bonne description de la facon dont les gens construisent leurs croyances, finissent par y croire et agissent comme si elles etaient vraies, legitimes. Dans la presente etude, nous nous sommes limites a decrire ce que les acteurs interviewes definissent comme une situation-probleme des lors qu'il est question de l'irruption des TIC a l'ecole. Dans la lignee du constructivisme strict, nous considerons que nous n'avons pas a nous prononcer sur l'objectivite des faits evoques. Nous n'allons pas signaler une menace reelle insuffisamment prise en compte ou au contraire un non-evenement qualifie pourtant par nos interlocuteurs de bombe a retardement. Nous posons plutot que les faits sont a distinguer de la naissance des definitions qui portent sur eux. Pour reprendre Pires (1997:36) :

Pour la posture constructiviste stricte, le scientifique ne doit pas justifier ou contester les definitions de [situations-problemes] en se servant des faits, car il agit alors de la meme facon que les gens dans la vie ordinaire; il ne revient pas a la science de departager objectivement toutes ces pretentions a la realite, a la gravite ou au manque de gravite des choses. Elle ne doit pas non plus soutenir la legitimite ou l'illegitimite de telle ou telle pratique sociale ou decision politique. Les constructivistes stricts ne veulent surtout pas s'engager eux-memes dans un processus visant a statuer sur la realite des problemes sociaux et moins encore visant a revendiquer des solutions. Pour le corpus empirique, nous avons procede a douze entretiens semi-directifs menes aupres d'intervenants en milieu scolaire (ecole secondaire), toutes et tous concernes par l'emergence des TIC dans leur environnement professionnel. Par intervenants, nous n'entendons pas seulement les membres du corps educatif amenes a intervenir aupres d'eleves en difficulte ou a partir d'une problematique particuliere (toxicomanie, intimidation, etc.), mais bien l'ensemble des acteurs du milieu...

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