Les expulsions pour arrieres de loyer au Quebec: un contentieux de masse.

AuthorGallic, Martin
PositionII. Le non-paiement du loyer depuis plus de trois semaines et la marginalisation du prejudice des locataires C. Un temoignage frequemment inoperant through Conclusion, with footnotes, p. 638-666
  1. Un temoignage frequemment inoperant

    Quand les locataires sont presents, le contentieux est de facto > et est donc confie a des regisseurs. Ces derniers traitent alors entre 15 et 19 dossiers en trois heures, selon nos observations (114). La encore, l'audience est extremement rapide. Generalement, apres avoir assermente les parties, verifie le mandat de l'eventuel representant et demande les montants dus, le regisseur se tourne vers le ou les locataires pour leur demander s'ils reconnaissent ou non les faits. Dans la quasi-totalite des cas observes, les locataires admettent spontanement ou apres de tres breves hesitations qu'ils doivent de l'argent. Il est cependant arrive qu'ils contestent le montant exige par le proprietaire ou son representant (115) et dans les deux seuls cas observes (2/36) ou les locataires contestaient l'ensemble du non-paiement, les locataires n'avaient ni recu, ni autre preuve ecrite, a fournir au regisseur qui la demandait (116). Au-dela de nos seules observations, > (117) selon le regisseur Pierre Gagnon.

    Une fois l'aveu de non-paiement confirme ou en l'absence de recu, le regisseur explique qu'en vertu de la loi, il est tenu de resilier le bail. Celui-ci demande ensuite aux locataires s'ils ont des questions ou des points a ajouter. C'est seulement a ce moment que les locataires ont l'occasion d'expliquer les causes du non-paiement et les raisons de leur deplacement au tribunal. Les locataires qui se representent eux-memes, lors des audiences que nous avons observees (34/36), avec tout ce que cela implique d'anxiete (118), ont fait tour a tour valoir l'absence d'emploi et de revenu, des difficultes financieres passageres, l'insalubrite de leur logement, la presence de moisissure, le refus du proprietaire de realiser les travaux de mandes ou le refus du proprietaire ou de son representant d'encaisser le loyer (119). Parfois, ils ne disent rien (120).

    Ne disposant pas de pouvoir discretionnaire pour tenir compte des raisons financieres du non-paiement et des consequences sociales de l'expulsion et compte tenu des criteres particulierement exigeants de la defense d'inexecution, les regisseurs sont le plus souvent conduits a interrompre les temoignages des locataires, plus ou moins rapidement selon les cas observes : >; >; > ou > (121). Dans tous les cas observes, les locataires n'avaient pas exerce de recours, mais ils insistaient parfois pour poursuivre leur temoignage (sur les problemes financiers, les moisissures, l'eau, le comportement du locateur ou son representant, etc.). Les regisseurs les interrompaient alors de nouveau (122), laissant les locataires dans une incomprehension manifeste. Ainsi, nos observations font echo a celles qui ont pu etre realisees en France, quant au > (123) ou au > (124) entre les attentes des locataires qui ont choisi de se deplacer malgre le peu de chance de succes (et qui envisagent le tribunal comme un lieu de debats oU ils pourront expliquer au magistrat leur situation) et le caractere expeditif de l'audience. L'audience apparait a ce point si expeditive que le regisseur doit souvent se reprendre a plusieurs fois pour faire comprendre aux parties que l'audience est terminee et qu'elles doivent sortir (125).

    Les jugements rendus viennent confirmer le caractere souvent inoperant des temoignages des locataires. A titre d'exemple, on peut lire, > (126) ou encore, > (127). Seuls le retard et les montants dus sont consignes dans le jugement qui ordonne l'expulsion avec l'execution provisoire, dans la majorite des cas. Il n'y a aucun developpement sur les causes du non-paiement et souvent aucune analyse sur les mois concernes par le non-paiement, ce qui est parfois contestable au regard de la jurisprudence de la Cour du Quebec (128).

  2. Un contentieux >?

    C'est a bon droit que les regisseurs repondent aux locataires faisant le deplacement a la Regie que leurs difficultes financieres ou les conse quences sociales de leur expulsion ne sont pas des questions d'interet juridique lors des audiences en non-paiement. Les magistrats ne disposent legalement d'aucune marge de manoeuvre ou presque (129) pour apprecier ces arguments et la proportionnalite de la mesure (130); les temoignages des locataires semblent >131. Toutefois, l'affirmation selon laquelle les locataires disposent d'autres recours pour faire valoir leurs droits en matiere de salubrite, par exemple, est en pratique discutable. En effet, la Regie prend en moyenne 21 mois pour statuer sur les causes civiles (causes de salubrite, vermines, moisissure, etc.), contre 45 jours pour ordonner l'expulsion pour des arrieres de loyers (132). A moins que la cause soit consideree comme urgente par le maitre des roles (133), le recours des locataires ne sera pas entendu avant la fin de leur bail. Une recente etude montre qu'il faut 790 jours en moyenne a la Regie pour statuer sur la presence de moisissures dans un logement, y compris dans des cas juges graves pour la sante (134). A toutes fins pratiques, si les locataires souhaitent defendre leur cause devant la Regie dans des delais raisonnables (qui soient, par exemple, plus courts que la duree de leur bail), ils ont d'une certaine maniere tout interet a etre poursuivi pour non-paiement et esperer que le regisseur accepte que les deux dossiers soient reunis (135). Cependant, la reunion des demandes est a la discretion du magistrat (136) et n'est donc pas automatique (137). Precisons toutefois que la Cour du Quebec a deja juge que ce droit devait etre exerce > (138) et que le refus de reunir des demandes constituait, dans certaines circonstances, un deni de justice (139).

    L'un des cas que nous avons observes permet de preciser les enjeux du probleme dont il est ici question (140). La representante d'une compagnie immobiliere demande la resiliation du bail et l'expulsion des locataires au motif que les locataires, un couple d'etudiant(e)s etrangers, n'ont pas paye le loyer de juin et qu'ils sont en retard depuis plus de trois semaines. Le locataire present confirme spontanement que les sommes sont dues et tente d'expliquer qu'il a toujours paye son loyer le 1er jour du mois. Cette fois-ci, il a deliberement decide de retenir le loyer, compte tenu du comportement du locateur. Le regisseur l'interrompt fermement une premiere fois : >. Il lui explique qu'il existe d'autres recours pour engager la responsabilite du locateur. Le locataire poursuit, malgre l'intervention du regisseur, pour preciser que s'il a deliberement retenu le loyer de juin, c'est que le logement etait infiltre d'eau. Le regisseur reitere que ce n'est pas l'objet de la presente affaire, mais le locataire insiste et parvient a presenter des photographies au regisseur. Ce dernier, visiblement choque par ce qu'il voit, se tourne alors vers la representante de la compagnie immobiliere, qui confirme l'infiltration d'eau, mais rappelle au regisseur qu'> que les locataires ne peuvent se faire justice eux-memes. Le regisseur lui presente alors les photographies. La representante explique a son tour qu'elle n'a jamais vu le logement, mais que des travaux ont ete effectues, que > de la compagnie immobiliere est de poursuivre automatiquement les locataires qui n'ont pas paye le loyer depuis plus de trois semaines. Finalement, le jugement a ete mis en delibere, mais legalement, les deux etudiants etrangers sont en retard et la resiliation du bail s'impose (141) : les locataires n'avaient pas fait la preuve qu'ils avaient mis en demeure le proprietaire de faire les travaux, ils n'avaient pas entame de procedure a la Regie, ils n'avaient pas quitte le logement et ils n'avaient pas etabli que le prejudice subi equivalait a un mois de loyer.

    Que la procedure soit expeditive et que les temoignages soient parfois ecourtes ne constitue donc peut-etre pas le probleme central. Sur ce point, les locataires ont des recours, puisque la Cour du Quebec, en appel, a rappele a plusieurs reprises que les regisseurs ont l'obligation d'entendre les locataires, notamment lorsqu'ils invoquent l'exception d'inexecution comme moyen de defense, et ce, meme quand les locataires n'ont pas entame de recours devant la Regie (142). Pour la Cour du Quebec, le refus d'entendre les locataires est en effet une violation des regles de justice naturelle et du principe audi alteram partem (143); et sur ce point precis, dans le cadre de nos observations, les regisseurs ont toujours demande aux locataires s'ils avaient quelque chose a dire et ils ont ecoute plus ou moins longuement les arguments plaides.

    Le probleme est plutot que, sauf exception, le droit en vigueur et la procedure pour arrieres de loyer ne permettent pas aux regisseurs de prendre en compte les causes financieres du non-paiement ou encore les consequences de l'expulsion. Ils ne peuvent ni accorder de delais pour tenir compte du prejudice des locataires (144), ni suspendre les expulsions pendant l'hiver (145), ni echelonner la dette, ni tenir compte de l'historique de paiement ou de la situation sociale et familiale des locataires. Ce n'est que tres exceptionnellement qu'ils peuvent prendre en compte les enjeux de salubrite pour s'opposer a une expulsion (146). Les magistrats n'ont pas l'obligation, comme cela se fait en Europe ou en Afrique du Sud, de s'assurer que la mesure d'expulsion soit proportionnelle, > ou > [notre traduction] (147). Dans les 120 jugements que nous avons analyses en matiere de non-paiement depuis plus de trois semaines, l'expulsion a ete ordonnee (120 cas sur 120), y compris lorsque les locataires etaient presents a l'audience (38 cas sur 120; 31,6 %).

    1. La resiliation pour retards frequents et l'evaluation du > des proprietaires

    La resiliation du bail et l'expulsion des locataires peuvent etre obtenues alors meme que les locataires paient leurs loyers, mais > (art 1971 CcQ) (148). Il s'agit d'une disposition adoptee en 1979 apres que la Cour supreme ait rejete l'interpretation de la Commission des loyers qui considerait que le paiement...

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