L'Abus de droit: l'antenorme.

AuthorMoyse, Pierre-Emmanuel
PositionPart 2 - Introduction de la deuxieme partie - L'abus : une reponse au subjectivisme moderne? to IV. L'abus de droits intellectuels C. L'ascension annoncee de l'abus en propriete intellectuelle 2. L'abus dans la jurisprudence recente, p. 1-50 - Canada, Quebec

En droit prive, la logique du droit suit une logique des interets. La notion de droit subjectif sert ainsi de mesure dans la relation Etat-individu mais aussi d'outil dans l'ordonnancement des interets prives. Elle symbolise l'idee d'un droit coordinateur sans effacer totalement la reference a l'Etat. Le droit de maniere generale s'explique d'ailleurs par la polarite entre individu et societe. La distinction civiliste droit public-droit prive n'exprime qu'une variation dans le mode de son expression. L'abus de droit rend compte de cette polarite inherente au droit en reintroduisant des valeurs sociales sur l'axe des rapports intersubjectifs. Le detournement de pouvoir devient ainsi, dans son langage, le detournement d'un droit.

La common law n'a pas eu besoin jusqu'a present d'exposer completement cette polarite. Mais cela change, notamment dans les disciplines telles que la propriete intellectuelle. Les interets jusqu'alors juridicises lors du proces et dans les decisions judiciaires se muent en droits dans le texte legislatif. Ils ne sont plus seulement traites a partir des mecanismes processuels du droit. Avec la recrudescence de legislations speciales, le danger d'elever les interets les plus divers au rang de droits sans que l'on rende compte de l'axiomatique fondamentale du droit qui se reclame des principes de justice reapparait. Or, c'est dans ces principes que l'on trouve les moyens de fixer les contours des droits et les fondements de la theorie de l'abus. Le message de l'abus doit donc etre rappele et trouve en propriete intellectuelle une application nouvelle et feconde. A en juger par la jurisprudence recente dans ce domaine, l'idee de l'abus est en vogue. Ce texte est la deuxieme partie d'un article publie en deux numeros.

In private law, the logic of the law follows a logic of interests. The concept of subjective rights has a role to play not only in the relationship between the state and individuals, but also in the organization of private interests. Subjective rights represent the idea of a facilitative law without completely denying a role for the state. In general, however, the law is understood in terms of the polarization of the individual and society. The distinction in the civil law between public and private law is only one way in which this is expressed. The doctrine of abuse of rights accounts for this inherent polarization in the law by reintroducing social values into the understanding of intersubjective rights. The diverting of power becomes, in these terms, a diverting of a right.

The common law has hot needed, up until now, to completely expose this polarization. But this is changing, notably in disciplines such as intellectual property. Interests that, until now, have been incorporated into the law at trial and in judicial decisions are beginning to appear as rights in legislation. They are no longer dealt with only by mechanisms of procedural law. With the resurgence of specialized legislation, there is a re-emergent danger of promoting the most diverse of interests to the level of rights without accounting for the fundamental axiom of law that protects principles of justice. It is through these principles that we find the means to define the contours of rights and the foundations of the theory of abuse of rights. The message of the doctrine of abuse of rights must be remembered, and it is seeing, in intellectual property law, a new and fruitful application. Judging by recent jurisprudence in this area, the doctrine of abuse of rights is in vogue. This text is the second part of an article published in two different issues.

Introduction de la deuxieme partie--L'abus : une reponse au subjectivisme moderne?

  1. L'evolution de l'abus de droit en droit prive A. Pouvoirs et droits : un nouveau paradigme B. L'abus en droit quebecois 1. La notion de > et d'> dans l'evolution particuliere du droit quebecois 2. De Drysdale et Houle a Ciment St-Laurent C. La reception de l'abus en common law D. Les > dans leurs differentes representations systematiques IV. L'abus de droits intellectuels A. La formation des droits dans les lois speciales B. Les droits intellectuels et retour a un subjectivisme moderne C. L'ascension annoncee de l'abus en propriete intellectuelle 1. L'usage abusif dans la legislation 2. L'abus dans la jurisprudence recente Conclusion de la deuxieme partie Conclusions Introduction de la deuxieme partie-L'abus: une reponse au subjectivisme moderne?

    Si la force des theories subjectivistes se fait toujours sentir, elle s'est affaiblie considerablement avec le changement du role de l'Etat qui, faute de moyens peut-etre, ne peut plus prendre a sa charge l'ensemble du projet social, et donc, de la production normative. L'emergence de l'abus, nous l'avons vu, coincide avec un positivisme formaliste qui montre rapidement ses limites et qui laisse place a un certain desenchantement quant a la capacite du juriste a emettre des normes ecrites stables. Les zones de nondroits dont parlait Stoyanovitch, celles des > de Roubier, ou des droits > de Rigaud (1), apparaissent comme des lieus de nouvelles propositions normatives. Qui plus est, le sujet de droit devient multiple et ses interets divers. Le droit de la loi devient le droit des comites, des instances specialisees et, plus recemment, celui des grands acteurs economiques; le pouvoir d'ordinaire reserve aux instances legislatives est redistribue. On pense en particulier aux normes techniques, aux standards et aux comportements modeles par l'economie marchande.

    > (2). C'est un trait marquant de la loi moderne d'etre moins le produit de la volonte que celui d'une certaine economie de la politique, economie placee principalement sur l'echiquier des interets commerciaux sur lequel se joue malgre tout le dessein d'une societe entiere. Interet, voila le mot du droit moderne. Par la force des choses, l'office du legislateur comme du juge devient alors davantage de deliberer et de mitiger les droits et moins d'etablir des devoirs. A l'origine, la loi etait commandement; elle est devenue gestionnaire. Ceci est particulierement vrai en droit prive oU l'heure est a la recherche de l'equilibre juste des interets. Nous sommes convaincus, comme Josserand et d'autres l'etaient, que la science juridique en droit prive n'est qu'une vaine et creuse pretention si elle refuse d'etre au service d'un projet politique. La puissance de l'abus est justement de nous rappeler cette verite. Son attraction, hors de l'esthetisme indiscutable de sa formule, provient du fait que l'abus est une norme non directive. Confisquee par des considerations qui depassent la cause entendue, la prerogative individuelle est stoppee net. L'abus fait taire un droit sans qu'il soit necessaire de fournir une explication autre que celle qui assied la caracterisation de l'abus, sans qu'il soit necessaire d'offrir en retour un quelconque standard de comportement. Sous des atours de rationalite, il fait appel, tout comme l'equite, aux sentiments : dans le particularisme du cas traite, le droit ne vaut plus droit, il est retrograde. Il y a la un jugement de valeur. Meme si elle se manifeste dans de rares decisions, sa place en droit en considerable notamment parce qu'il montre un droit qui ne se suffit plus. Son apparition effraie toujours, car le juriste voit en lui le peril d'une idee qu'il prend pour finalite : la securite juridique (3). Le droit ne saurait faire place a des principes moralisateurs, et faire entrer par l'abus, des elements qui lui sont exogenes. Le droit doit pouvoir se tenir droit, sur l'armature de ses sources, tendu vers une norme fondamentale indiscutable. Il doit pouvoir s'expliquer. C'est toute l'entreprise Kelsenienne (4).

    Dans cette seconde partie de notre expose, nous verrons que cette mefiance a l'endroit de l'abus s'observe differemment selon le contexte dans lequel on se place. Il s'agira d'abord d'exposer, a grands traits, l'evolution de l'abus en droit prive (III). D'un point de vue doctrinal, la dissolution de la notion de droit subjectif, phenomene dans lequel on aurait pu voir l'aporetique de l'abus, va mener a l'instillation en droit prive d'une notion concurrente et provenant du droit administratif, la notion de pouvoir. L'abus y survivra cependant et la notion de pouvoir qui aura cru un moment pouvoir l'eclipser, demeurera a sa suite. D'un point de vue systemique, l'abus permet de mettre en evidence les caracteristiques fondamentales des legislations de differentes traditions. Puisque l'abus mene inevitablement a la depreciation du principe de la primaute de la loi dans un Etat de droit, on peut s'attendre a ce que des systemes de droit mixte ou qui ont connu l'influence de la common law en aient limite la portee. Sans que soit negligee l'importance de la loi, la comprehension politique du droit dans la common law britannique est recentree sur un subtil exercice de ponderation des interets (des libertes) sans que la figure de l'Etat soit necessaire. L'examen du droit quebecois est ici tout indique. Nous poursuivrons notre reflexion dans une discipline qui se prete particulierement bien au reemploi de l'abus, notamment en raison de son affiliation avec la propriete privee, bastion du droit subjectif, mais aussi en raison de l'inflation et du caractere hermetique de ses lois: la propriete intellectuelle. C'est de cette elevation que nous pourrons, en guise de synthese, demontrer l'actualite du principe de l'abus (IV).

  2. L'evolution de l'abus de droit en droit prive

    L'impossibilite de parvenir a une comprehension claire de la notion de droit subjectif, l'atrophie qui s'en suivra, le doute quant a l'utilite des idees nouvelles de > et de > dans le nouveau cadre d'analyse propose par Josserand--et bien entendu les guerres et la grande crise du droit qu'elles provoqueront--ralentiront l'optimisme des reformistes (5). Des lors, l'abus semble avoir ete relegue a un role identitaire, l'avatar d'une methode ou a une relique historique plutot...

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