La philosophie politique et le code civil du Quebec: l'exemple de la notion de patrimoine.

AuthorRicard, Laurence
PositionAbstract through II. Le patrimoine: une conception de la personne et de la propriete A. Une conception du sujet de droit 1. La nature economique du patrimoine: une combinaison de l'etre et de l'avoir, p. 668-693

Dans la tradition du droit civil, la reflexion sur les fondements du droit s'est scindee en deux categories a partir du XIXe siecle : la philosophie du droit a des lors ete delaissee par les juristes au profit d'une theorie du droit, discipline fondee sur les premisses du positivisme et consacree a l'etude de la coherence interne du droit. Ce faisant, la reflexion sur la conception de la justice vehiculee par les textes de droit s'est erodee. De nos jours, la philosophie du droit, une branche de la philosophie politique, connait un essor spectaculaire dans la tradition anglo-saxonne. Les specialistes de ce domaine utilisent les outils de la philosophie politique contemporaine pour evaluer les consequences morales et ethiques du systeme juridique. Cet article cherche a demontrer la pertinence de l'analyse philosophique du droit civil, et plus particulierement du Code civil. A titre d'exemple, l'auteure mene une analyse de la notion de patrimoine au sein du Code civil du Quebec a travers le prisme des debats de philosophie politique contemporaine au sujet des differentes conceptions de la propriete.

In the civil law tradition, starting in the nineteenth century, legal thought on the foundations of law was divided into two streams: jurists discarded philosophy of law in favour of legal theory. This latter discipline was founded on the principles of positivism and devoted to the study of the internal coherence of law. This preference for legal theory eroded the reflection on the conception of justice as conveyed by texts of law. In the Anglo-Saxon tradition today, philosophy of law--a branch of political philosophy--is progressing at a remarkable rate. Specialists in this area of study use contemporary political philosophy's tools to measure legal systems' moral and ethical consequences. This article seeks to prove the relevance of a philosophical analysis of civil law, particularly the Civil Code. Namely, the author analyzes the notion of the patrimony in the Civil Code of Quebec from the vista of contemporary political philosophy debates on various conceptions of property.

Introduction I. La philosophie et le droit civil quebecois A. La philosophie du droit dans le monde juridique civiliste 1. Distinction entre theorie et philosophie du droit 2. Les caracteristiques de la codification B. La reflexion philosophique dans le contexte juridique quebecois II. Le patrimoine : une conception de la personne et de la propriete A. Une conception du sujet de droit 1. La nature economique du patrimoine : une combinaison de l'etre et de l'avoir 2. Le patrimoine comme volonte en puissance B. Le patrimoine comme conception des liens sociaux 1. Le patrimoine et la propriete privee 2. Le patrimoine et les obligations C. Les critiques objectivistes de la dieorie traditionnelle du patrimoine et le patrimoine d'affectation III. Les problematiques philosophiques qui emanent de la conception subjectiviste du patrimoine A. Les multiples conceptions de la propriete 1. La propriete comme independance 2. La propriete comme interdependance B. Le patrimoine, le CcQ et les differentes conceptions de la propriete Conclusion Introduction

Le droit touche de pres ou de loin presque tous les phenomenes sociaux. Il a pourtant une relation conflictuelle avec les disciplines academiques qui lui sont externes et qui ont pour mission d'explorer divers angles des problematiques qui emergent en societe. Meme s'il les regarde avec mefiance, de peur de se faire contaminer et d'en perdre son autonomie, le droit trouve en elles des appuis, des justifications et des explications. La philosophie, et surtout les domaines de la philosophie politique et de l'ethique, ne fait pas exception. Jusqu'au XIXe siecle, le droit et la philosophie politique se sont confondus, puisque tous deux etaient consideres comme un discours rationnel ayant pour fin l'idee de la justice (1). Aujourd'hui, si certains philosophes du droit reflechissent encore sur le role des institutions juridiques dans la promotion d'un ideal de justice, les normes de droit positif recoivent quant a elles peu de l'attention de ces derniers. De la meme maniere, les juristes sont generalement plus preoccupes par la coherence interne du droit (dans laquelle on voit une forme de manifestation de la justice) que de l'impact du droit sur la justice sociale. L'approche philosophique permet pourtant de porter un regard critique necessaire sur les normes juridiques et de les situer par rapport aux debats plus larges qui se deroulent en philosophie politique quant a savoir ce qu'est la justice, et ce que cela signifie de vivre ensemble en societe.

Ce texte est un plaidoyer pour le developpement d'un discours philosophique dans le contexte de l'univers juridique quebecois. Malgre de nombreuses raisons historiques et culturelles pour lesquelles le droit civil s'est eloigne de la reflexion philosophique, tout droit demeure ancre dans des principes moraux qui sont sujets a des debats philosophiques. De telles discussions sur les fondements du droit ne doivent pas etre confinees aux questions de legitimite du droit et de force contraignante des normes mais peuvent et doivent aussi s'interesser au droit positif et aux concepts et idees qui le constituent. Car c'est a travers le droit positif que s'expriment les principes que nous considerons, comme societe, justes. Et une comprehension approfondie des normes de justice actuelles nous permettrait non seulement de mieux nous connaitre en tant que societe, mais aussi de nous questionner sur ce que nous souhaitons devenir en tant que societe.

Dans le Code civil du Quebec (<< CcQ >>), de nombreux termes juridiques techniques participent a l'organisation structurelle des normes qui y sont enoncees, servant l'objectif de coherence interne et d'unite de la codification. Ces notions deviennent des principes organisateurs du droit prive quebecois puisque de grands pans du Code sont naturellement teintes des implications logiques qui en decoulent. Or, le vocabulaire juridique n'est pas neutre, pas plus que les normes qu'il contribue a batir. Les notions de patrimoine, de propriete, de volonte, d'obligation et bien d'autres participent a la definition de nombreux principes de philosophie politique sur lesquels s'appuient nos regles juridiques. Il est pour le moins surprenant que le monde juridique ne s'attarde pas a essayer de comprendre les implications philosophiques et politiques des concepts qu'il emploie pour exprimer la justice. Pourtant, un travail de recherche philosophique portant sur le vocabulaire juridique et sur les principes fondamentaux du Code civil serait certainement riche d'enseignements, non seulement pour la communaute juridique, mais aussi pour la societe dans son ensemble.

Afin d'explorer differentes facettes de cette problematique tres vaste, ce texte sera divise entre trois parties. La premiere s'interessera a la relation (ou plutot a l'absence de relation) entre la philosophie politique contemporaine --plus particulierement celle a l'origine des debats sur les theories de la justice--et le droit civil quebecois. Nous y verrons que l'univers academique du droit civil a une certaine reticence a s'interesser aux principes philosophiques qui sous-tendent le droit. Bien que divers facteurs puissent expliquer la tension entre les deux disciplines, nous nous interesserons a deux hypotheses en particulier. D'une part, la distinction entre philosophie du droit et theorie du droit, qui s'est cristallisee au cours du dernier siecle, a donne lieu a une division du travail entre philosophes et juristes, creant un certain vide quant a la reflexion specifiquement politique sur la justice. D'autre part, la codification a tendance a figer les principes aux fondements du droit et, ainsi, a decourager la reflexion sur l'origine morale et ethique du droit. Nous verrons ensuite que, dans le contexte quebecois, le processus de recodification qui a donne lieu au nouveau CcQ il y a plus d'une vingtaine d'annees n'a pas donne lieu, comme on aurait pu l'esperer, a une reflexion approfondie sur la nature des normes juridiques qui fondent le Code, mais plutot a une adaptation de ces normes a ce que l'on a considere comme etant les valeurs sociales dominantes de l'epoque. Il n'y a donc jamais vraiment eu de travail proprement philosophique portant sur les regles juridiques qui figurent au CcQ.

Parmi ces normes fondamentales du Code, le concept de patrimoine joue un role tres particulier, puisqu'il vient s'accoler a la personnalite juridique et influence fortement nos conceptions de la propriete et des obligations. La deuxieme partie sera donc consacree a analyser la conception subjectiviste du patrimoine, qui domine encore aujourd'hui le droit civil quebecois, de maniere a faire ressortir l'ensemble des presupposes philosophiques qu'il porte en son sein. En effet, nous verrons que dans l'affirmation << [tjoute personne est titulaire d'un patrimoine >> a l'article 2 du CcQ, il y a deja les germes d'une conception de la personne, une conception des rapports interpersonnels et des obligations, ainsi qu'une conception de la propriete. Toutes ces perspectives figees par le Code peuvent etre situees au coeur des debats de philosophie politique concernant les theories de la justice, c'est-a-dire qu'elles peuvent faire l'objet de critiques et de reformulations.

Enfin, la troisieme partie portera sur un exemple d'un debat d'interpretation philosophique portant sur la propriete. Nous serons a meme de constater que le concept de patrimoine tel qu'il se trouve actuellement dans le CcQ vient situer le droit civil quebecois sur un spectre des positions possibles quant aux conceptions de la propriete (et aux conceptions de la personne qu'elles supposent). En l'occurrence, le droit civil quebecois (tout comme les autres juridictions francaises, americaines et canadiennes de common law) est resolument liberal et est, par consequent, sujet aux nombreuses critiques qui ont ete...

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