Pour que la tempete ne s'etende jamais hors du verre d'eau: reflexions sur la protection des convictions religieuses au Canada.

AuthorLampron, Louis-Philippe

A la suite de la decision de la Cour supreme du Canada dans l'arret Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys rendue en 2006, le Quebec a ete le theatre de ce qu'il est aujourd'hui juste d'appeler la >. Pour repondre a la situation, le gouvernement quebecois a mis sur pied la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliees aux differences culturelles, dont le rapport n'accorde que tres peu de poids a l'hypothese voulant que la crise des accommodements ait des racines juridiques. Selon l'auteur, les criteres etablis par la jurisprudence canadienne pour identifier les convictions religieuses pouvant beneficier d'une protection particuliere en droit ont ete elargis au point de ne plus permettre aux tribunaux et aux decideurs publics d'identifier la frontiere separant les convictions religieuses des autres convictions personnelles.

L'auteur examine les enjeux lies a la definition du phenomene religieux dans le monde et les criteres etablis par les instances judiciaires canadiennes pour identifier les formes d'appartenance individuelle pouvant faire l'objet de la protection de la loi.

Following the Supreme Court of Canada's 2006 decision in Multani v. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, Quebec has been the stage of what can now be called the "reasonable accommodations crisis'. In response to the situation, the Quebec government set up the Consultation Commission on Accommodation Practices Related to Cultural Differences, whose final report gives very little weight to the hypothesis that the accommodations crisis has legal roots. From a legal perspective, the criteria established by Canadian jurisprudence to identify religious beliefs that can benefit from specific legal protection have been broadened to such a point that courts and decisionmakers in civil society can no longer identify the line between religious and personal beliefs.

The author develops his argument by examining issues relating to the definition of religion throughout the world and the criteria established by Canadian judicial bodies to identify forms of personal affiliation that can be legally protected.

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Introduction I. La definition de l'objet de protection : quels criteres permettent de definir le concept de > ? A. Un objet de protection non demontrable B. Un objet de protection metaphysique C. Un objet de protecdon lie a crue religion II. La definition des > en droit canadien : quand les decideurs se refusent a decider A. Le critere de la religion personnelle B. Le critele de la crovance sincere Conclusion Les formes de la coexistence n'ont jamais fait l'objet d'un debat plus large qu'aujourd'hui, tant la proximite de la difference, la rencontre quotidienne avec l'autre sont, comme jamais auparavant, intensement vecues (1).

Introduction

L'intensite de l'experience de la difference dont traite le philosophe politique etats-unien Michael Walzer, et l'incidente hypersensibilite qu'elle est susceptible de declencher chez certaines personnes, se ressent actuellement partout a travers les societes occidentales du globe (2). D'un point de vue institutionnel, la reconnaissance generalisee (bien qu'a des degres differents) de la legitimite d'octroi de certains > (3), combinee a la multiplication croissante des formes d'appartenance individuelle (et donc, d'alterites potentielles) au sein des populations nationales (4), pose une problematique delicate aux decideurs modernes. Comment identifier les criteres en fonction desquels il sera possible de trancher entre les formes d'appartenance qui peuvent justifier l'octroi de droits differencies et celles qui ne le peuvent pas ?

D'un point de vue international, la seule constante dans la maniere d'aborder cette problematique repose sur le statut particulier confere aux appartenances religieuses au sein des nombreux instruments juridiques d'application nationale ou internationale protegeant les droits et libertes fondamentaux de la personne. En effet, tous ces instruments d'ordre su

pralegislatif (5) consacrent l'un ou l'autre des deux principaux vehicules normatifs principaux de protection des convictions religieuses, soit la liberte de religion et l'interdiction des actes discriminatoires fondes sur les convictions religieuses. Cette consecration a pour effet principal de legitimer le pluralisme religieux comme paradigme sous-jacent a l'octroi de droits differencies (6).

Le Canada, et plus particulierement le Quebec, a recemment ete le theatre d'une crise populaire relative aux criteres que les decideurs responsables (les tribunaux) se sont imposes pour appliquer les dispositions protegeant les convictions religieuses sur le territoire canadien. Au mois de mars 2006, la Cour supreme du Canada rendait l'arret Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys (7), par le biais duquel elle permettait a un enfant de religion sikhe de porter, sous reserve du respect de certaines conditions strictes, son kirpan (8) de metal a l'ecole primaire. Avec le recul, force est d'admettre que cette decision rendue par les plus hauts magistrats canadiens a marque le point de depart au Quebec de ce qu'il est desormais possible d'appeler la crise des accommodements raisonnables (9). Dans les semaines et les mois qui ont suivi, l'actualite quebecoise s'est trouvee envahie d'une plethore de cas presentes comme etant inacceptables (et donc sensationnels) oU, pour des motifs religieux, des individus ou des groupes de pression tentaient d'obtenir des traitements de faveur au sein de la sphere publique. Soudain, au Quebec, les vitres d'un YMCA avaient du etre givrees pour respecter les croyances d'une communaute religieuse voisine (10), des citoyens avaient ete expulses d'une cabane a sucre pour permettre a d'autres d'y prier en toute liberte (11), des institutions publiques comme la Societe de l'assurance automobile du Quebec et le Service de police de la Ville de Montreal avaient decide d'accepter systematiquement les demandes d'individus refusant d'etre traites par des personnes du sexe oppose pour des motifs religieux (12), etc.

Pendant pres d'une annee, les medias quebecois (et, dans certains cas, des personnalites politiques) ont fait leurs choux gras des anecdotes et evenements qui impliquaient des revendications d'ordre religieux. Qu'estce qui pouvait bien expliquer cet engouement, aussi soudain que radical, de la population quebecoise envers un sujet aussi peu controverse jusqu'alors ? Les revendications d'ordre religieux et culturel s'etaient-elles multipliees au Quebec au point de menacer la stabilite meme du tissu social ? Mise sur pied par le gouvernement quebecois le 8 fevrier 2007, la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliees aux differences culturelles (Commission Bouchard-Taylor) avait pour objectif principal de repondre a ces questions.

Le rapport que les deux copresidents de la Commission, le sociologue Gerard Bouchard et le philosophe politique Charles Taylor, allaient rendre public environ une annee plus tard n'accordait que tres peu de poids a l'hypothese voulant que la crise des accommodements ait des racines juridiques (13). A leur avis, cette crise en etait essentiellement une de perception au sein de la societe civile quebecoise et, donc, c'est a la rectification de cette distorsion sociale qu'il fallait s'attaquer en priorite (14). Autrement dit, les regles et principes juridiques en vigueur au Canada et au Quebec pour traiter les revendications particulieres fondees sur l'appartenance religieuse ou culturelle n'avaient pas de failles particulieres ; il importait surtout de mieux informer la population par rapport a ces regles et principes (15).

Meme si nous sommes en accord avec le coeur du rapport de la Commission Bouchard-Taylor, soit qu'il n'y a jamais veritablement eu de crise sociale relative aux pratiques d'accommodement raisonnable liees aux differences culturelles et religieuses, nous croyons qu'il est possible de localiser les racines du derapage au sein meme des regles et principes juridiques actuellement en vigueur au Canada. Responsable de l'interpretation et de la mise en oeuvre des dispositions constitutionnelles et quasi constitutionnelles sous-jacentes a la reconnaissance et a la protection du pluralisme religieux, le systeme judiciaire canadien a grandement contribue a provoquer l'inflammation epidermique sociale de 2006 a 2007 en refusant de s'acquitter convenablement de la charge que les elites politiques lui ont transfere en consacrant la valeur supralegislative des lois sur les droits et libertes fondamentaux au Canada (16). En peu de mots comme en cent : les criteres etablis par la jurisprudence canadienne pour identifier les convictions religieuses pouvant beneficier de la protection particuliere de les lois ont ete elargis au point de ne plus permettre aux tribunaux et, qui plus est, aux decideurs de la societe civile d'identifier la ligne devant departager les convictions religieuses des autres convictions personnelles.

Nous nous proposons de mettre au jour cette importante lacune du systeme judiciaire canadien par un examen conjoint des enjeux propres a la circonscription du phenomene religieux en ce debut de vingt et unieme siecle, et du caractere trop large (voire non decisionnel) des criteres etablis par les instances judiciaires canadiennes pour reconnaitre les formes d'appartenance individuelle pouvant beneficier de la protection des lois sur les droits fondamentaux et donc, eventuellement, permettre l'octroi de droits differencies.

  1. La definition de l'objet de protection: quels criteres permettent de definir le concept de > ?

    Depuis qu'une certaine frange de l'humanite a admis l'universalite (et donc l'incidente diversite) du phenomene religieux parmi les differentes populations du monde (17), l'identification de grandes caracteristiques communes qui permettraient d'en venir a une definition > de ce phenomene a pose d'epineuses difficultes aux theoriciens qui se sont penches sur la...

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