Le voile de l'ignorance dans la determination des sentences.

AuthorLeclerc, Chloe
PositionCanada

Introduction

La Commission canadienne sur la determination de la peine (1987) s'est inquietee du fait que certains juges ajustaient les peines de prison prononcees aux peines de prison effectivement purgees derriere les barreaux, alors que d'autres nele faisaient pas. Selon son etude et selon celle de Hogarth (1971: 176), les deux tiers des juges disent parfois ajuster leur sentence en fonction des liberations conditionnelles, alors que le tiers d'entre eux optent toujours pour le > et disent ne pas en tenir compte. La doctrine du voile de l'ignorance serait, selon la Commission, responsable de plusieurs effets pervers : 1) un effet de disparite sentencielle du point de vue du condamne:

la connaissance par le juge de l'existence de la liberation conditionnelle semble avoir un effet inegal sur la sentence qu'il prononce >> (p. 72), 2) un effet d'incertitude du point de vue du citoyen ou de la victime > (p. 73) et, 3) un effet de distorsion sur l'impact attendu de la peine imposee : > alors que d'autres se refusaient a le faire. Elle ne s'est pas non plus interessee au comportement des autres acteurs judiciaires (avocats de la defense, procureurs de la couronne, agents de probation) conjointement impliques dans le processus de determination de la peine. Ces derniers tiennent-ils compte de la remise en liberte anticipee lorsqu'ils negocient ou recommandent la sentence de celui qui devra la purger? Finalement, les sondages auxquels fait reference la Commission ont simplement demande aux acteurs judiciaires si les pratiques de liberations conditionnelles les incitaient ou non a ajuster les sentences prononcees, mais cet ajustement n'a pas ete examine dans le contexte de mises en situation specifiques, pas plus qu'on a tente d'en cerner l'importance relative.

Dans cet article, le voile de l'ignorance designe la decision des acteurs judiciaires d'ignorer le fait que le regime des liberations d'office et des liberations conditionnelles amputeront environ de moitie la duree prononcee de l'emprisonnement. Dans certains cas, la sentence carcerale sera ecourtee de 5/6 et dans d'autres de 1/3 (1). Il est entendu que cette reduction n'ecourte pas la duree de la sentence prononcee par les tribunaux. Elle en modifie cependant a la fois l'amenagement (plutot que d'etre purgee en prison, une portion de la peine sera purgee en communaute sous certaines conditions (2)) et la severite relative. Toutes les etudes de metrique penale indiquent que le public, les detenus et les acteurs judiciaires sont d'avis qu'une peine de prison d'une duree d'un an est une sanction plus severe qu'une sentence d'un an de probation ou qu'un sejour equivalent en maison de transition (pour un bilan de la litterature voir Leclerc et Tremblay 2008).

Meme si la Commission Archambault (1987) a souligne l'importance de s'interesser a l'impact des amenagements des peines sur la determination des sentences et meme si on admet que ces questions embarrassantes sont toujours d'actualite (Roberts et Cole 1999), nous n'avons pas trouve d'etude qui se soit employee a comprendre les raisons strategiques pour lesquelles certains acteurs judiciaires adherent a la doctrine du voile de l'ignorance que les cours d'appel canadiennes exigent des tribunaux crimineis de premiere instance (Campbell 1999 (3)) et les raisons pour lesquelles d'autres acteurs choisissent au contraire de s'y derober. Malgre les recommandations de cette commission, les pratiques de sentencing (par exemple Roberts et Birkenmayer 1997) et de liberation conditionnelle (par exemple Welsh et Ogloff 2000; Samra-Grewal, Pfeifer et Ogloff 2000) continuent d'etre analysees de maniere compartimentee (a l'exception de Roberts et Cole 1999).

Faute d'enquetes plus recentes, nous nous tournons vers un sondage particulierement detaille realise au palais de justice de Montreal au debut des annees 1980 aupres des juges, des avocats de la defense, des avocats de la couronne et des agents de probation. Cette enquete nous semble toujours pertinente pour deux raisons. D'une part, Campbell (2004: 142) a bien montre comment le debat sur la question est toujours d'actualite, puisque les tribunaux crimineis de premiere instance persistent a tenir compte des liberations conditionnelles dans certaines decisions, alors que les cours d'appel leur rappellent qu'ils ne peuvent le faire. Campbell (2004) souligne aussi comment la determination de la peine (le travail des juges) et sa gestion (le travail des commissaires de liberations conditionnelles) continuent d'etre administrees comme des entites a part, ce qui n'a rien pour rassurer les juges sur le fait que l'esprit de leur sentence sera respecte par la commission des liberations conditionnelles. Ensuite, nous croyons que cette enquete merite d'etre examinee pour des raisons d'ordre theorique : il est possible que la doctrine du voile de l'ignorance nous aide a mieux comprendre le deroulement et la dynamique des deliberations qui president a la determination de la sentence. Comme nous nous interessons moins a la prevalence du soutien a la doctrine du voile de l'ignorance qu'aux raisons de ce soutien et a son impact sur la dynamique des deliberations sentencielles, nous pensons que ce sondage peut etre encore utile.

Bien que les regles de calcul des liberations conditionnelles soient bien connues de tous les acteurs judiciaires, notamment des avocats qui s'empresseront d'en expliquer le calcul a leurs clients, certains acteurs judiciaires ont de bonnes raisons de refuser de prendre en consideration cette inflexion majeure au moment ou ils devront choisir la sentence appropriee. Nous examinons ici quelques-unes de ces raisons.

Un premier element de reponse est que le voile de l'ignorance temoigne d'une sorte de >: la seule realite qui merite d'etre consideree est la realite juridique. La duree de la sentence purgee serait moins reelle que la duree formelle ou jurisprudentielle de la sentence prononcee. La conformite de la sentence avec les pratiques ou les tarifs sentencieis primerait donc sur l'anticipation des effets des pratiques de liberation conditionnelle.

Un second element de reponse est qu'il n'existe pas de solution sentencielle unique a chaque cause criminelle (telle cause meriterait 2,3 annees alors que telle cause en meriterait 3,7), mais qu'il existe plutot une plage de solutions > (telle cause merite entre 2 et 4 ans de prison). Dans une recherche en cours, on a demande a un echantillon de 274 etudiants de premiere annee universitaire de se prononcer sur leurs preferences sentencielles a la suite de la lecture d'une cause criminelle detaillee. On leur a ensuite pose la question suivante : >; 45 % des etudiants consideraient qu'ils ne commettaient pas d'injustice en coupant leur sentence de moitie et 38 % consideraient qu'ils ne commettaient pas d'injustice en doublant leur sentence. Ces resultats, combines a l'analyse des intervalles, souvent considerables, entre les sentences considerees comme acceptables par les acteurs judiciaires (analyse faite par Leclerc (inedit), suggerent que les choix sentencieis sont rarement > et qu'ils s'inscrivent plutot dans le cadre d'une fourchette assez large de sentences acceptables. L'idee est que les choix sentenciels sont pris dans un contexte de grande incertitude et que la decision d'opter pour tel quantum est alors percue comme intrinsequement approximative. Si la plage ou l'intervalle entre les solutions sentencielles acceptables est de 50 %, alors un ecart de 30 % entre la sentence prononcee et la sentence purgee serait > et ne meriterait pas de faire l'objet d'un ajustement prealable. Le voile de l'ignorance ne serait pas un voile, mais la reconnaissance que la metrique de la juste peine est imprecise (Tremblay 1994; Fitzmaurice et Pease 1982) et que la sentence prononcee est intrinsequement floue ou approximative (non pas 2,7 ans ou 5,6 annees, mais plus ou moins 3 ans ou plus ou moins 6 ans). Le voile de l'ignorance serait donc adopte lorsque les acteurs judiciaires jugent que les pratiques de liberation conditionnelle n'auront pas d'effet de distorsion important sur leurs preferences sentencielles.

Troisieme element de reponse: la sentence prononcee est non seulement approximative, mais elle est aussi incertaine et provisoire. D'une part, les sentences dependent en partie du jugement que les acteurs judiciaires portent sur les chances que les finalites de la peine (dissuasion, rehabilitation et ainsi de suite) se realiseront ou non dans le cas particulier qui est juge (sur la sentence comme un pari ou un jugement de probabilite sur l'avenir, voir Harcourt 2007). On peut penser que plus les acteurs judiciaires sont certains que les objectifs escomptes par la peine se realiseront, moins lis seront enclins a adopter le voile de l'ignorance. Et vice versa : plus ils sont sceptiques ou incertains de leur capacite d'anticiper la maniere dont le delinquant se conformera aux objectifs envisages, plus lis seront enclins a adopter le voile de l'ignorance, parce que ce dernier permet d'adapter la peine selon l'evolution du detenu. Le voile serait donc un aveu lucide d'ignorance, qui se traduit egalement par un temoignage de deference aux autorites correctionnelles, plus a meme de suivre l'evolution de la peine et du detenu. D'autre part, les tribunaux ne peuvent pas non plus anticiper la nature ou la severite des conditions imposees au condamne lorsqu'il purgera sa peine > (voir Schiff 1997 sur la severite des conditions). Finalement, les acteurs judiciaires ont beau savoir qu'en general (ou en moyenne) les detenus purgent 50 % de leur peine derriere les barreaux, ils ne savent pas si ce detenu en particulier qui comparait devant le tribunal purgera effectivement le tiers, la moitie ou les deux tiers de sa peine (c'est l'argument principal invoque par les cours d'appel, selon Campbell 1999). Bref, le voile de l'ignorance serait cet aveu qu'on ne peut anticiper le moment ofl la peine sera amenagee, pas plus qu'on...

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