Actions collectives et tribunaux administratifs : un vide juridictionnel a combler.

AuthorBoulanger-Bonnelly, Jeremy

Introduction I. L'affaire Veer II. Les consequences de l'etat actuel du droit A. L'acces a la justice B. L'economie des ressources judiciaires C. La dissuasion de pratiques indesirables III. Solutions potentielles A. Une solution pragmatique : renforcer les causes types B. Une deuxieme solution : redonner competence a la Cour superieure du Quebec C. Une solution a privilegier : elargir la competence du Tribunal administratif du logement IV. Actions collectives devant le Tribunal administratif du logement : une solution constitutionnelle? Conclusion Introduction

L'action collective est un mecanisme procedural incontournable du paysage juridique quebecois. Des dizaines d'actions de cette nature sont intentees annuellement dans des domaines aussi varies que le droit de la consommation, le droit des assurances, la responsabilite extracontractuelle ou la responsabilite de l'Etat (1). Ces actions permettent a des centaines de milliers de Quebecoises et de Quebecois de faire valoir des droits qui, autrement, risqueraient de demeurer lettre morte. Pour ne prendre qu'un exemple, des consommateurs qui ont eu a debourser quelques dollars a peine en frais de conversion de devises imposes illegalement ont pu collectivement reclamer des millions de dollars. Sans le mecanisme de l'action collective, cet argent serait manifestement reste dans les coffres des banques concernees (2).

De la meme facon, certains litiges entre proprietaires et locataires se pretent bien mal a des actions individuelles. Par exemple, des proprietaires qui disposent de centaines de logements residentiels peuvent profiter de leur position pour imposer des frais illegaux dont le montant est trop faible pour qu'il vaille la peine de les contester individuellement devant les tribunaux. Or, dans une telle situation, il demeure impossible pour les locataires de mener une action collective afin de retablir leur rapport de force et de faire valoir leurs droits de facon efficace et peu couteuse. Comme la Cour d'appel du Quebec l'a recemment confirme dans l'arret Veer (3), en reprenant des principes developpes par la Cour supreme du Canada, leur seul recours demeure une action individuelle devant le Tribunal administratif du logement, qui a succede en 2020 a la Regie du logement.

Le present article soutient qu'une reforme serait necessaire afin de corriger cette situation. Dans un premier temps, il resume l'affaire Veer et les conclusions de la Cour d'appel du Quebec, qui servent de point de depart a la reflexion (I). Il explique ensuite les consequences de cet arret et de l'etat du droit qu'il consacre, tant pour les justiciables que pour le systeme de justice et la societe dans son ensemble (II). En reponse a cette situation, il met de l'avant trois pistes de solution, soit le renforcement du mecanisme des causes types devant le Tribunal administratif du logement, l'octroi a la Cour superieure du Quebec du pouvoir d'entendre des actions collectives relatives aux baux de logement, ou encore l'octroi d'un tel pouvoir au Tribunal administratif du logement (III). A la lumiere de l'experience d'autres juridictions, l'article conclut que cette derniere solution semble etre la plus porteuse. Enfin, la derniere section de l'article suggere qu'une telle reforme respecterait les limites constitutionnelles imposees en vertu de l'article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 (4) (IV).

  1. L'affaire Veer

    Resumons tout d'abord l'arret Veer, qui est a l'origine de notre reflexion. Cette affaire oppose deux locataires a leurs locatrices, des societes commerciales d'envergure (5), dont elles contestent certaines pratiques pretendument illegales. Mme Veer soutient que les 200$ quelle a du payer pour ceder son bail excedaient les > dont le recouvrement est permis dans de telles circonstances (6). Pour sa part, Mme Letourneau allegue que les locatrices ont fait defaut d'inscrire sur son bail > sa signature (7) et quelle aurait du etre compensee pour des travaux majeurs effectues dans son immeuble (8). Jusque-la, les trois litiges sont similaires a ceux qui surviennent ponctuellement dans le cours des relations entre proprietaires et locataires.

    La particularite de l'affaire tient a ce que les demanderesses decident d'utiliser le vehicule de l'action collective pour faire valoir leurs droits (9).

    Compte tenu que le parc locatif des defenderesses comprend 6 000 unites au Quebec et que leurs pratiques semblent repandues (10), des milliers de personnes sont susceptibles d'en avoir elles aussi fait les frais. Or, puisqu'il est difficile de les identifier et d'obtenir de leur part un mandat pour les representer en justice (11), l'action collective apparait comme la voie procedurale tout indiquee.

    Les demanderesses deposent donc trois demandes pour obtenir l'autorisation d'exercer une action collective aupres de la Cour superieure du Quebec, laquelle > aux termes de l'article 33 du Code de procedure civile (ci-apres C.p.c.). Les defenderesses demandent toutefois le rejet des trois demandes au motif quelles releveraient plutot de la competence exclusive de la Regie du logement qui s'etend, selon l'article 28(1) de sa loi constitutive, a > [nos italiques] (12). Les demanderesses retorquent que l'article 33 C.p.c. doit avoir preseance sur cette attribution de competence; qu'a tout evenement les demandes sont de nature extracontractuelle et ne sont pas > (13); et qu'elles depassent collectivement 85 000$ et echappent donc a la competence de la Regie du logement (14).

    La Cour superieure et la Cour d'appel rejettent ces trois arguments et mettent fin aux actions collectives proposees. Sur l'interaction entre l'article 28(1) de la Loi sur la Regie du logement et l'article 33 C.p.c., les juges concluent que ce dernier ne peut ecarter la competence ratione materiae des tribunaux et autres organismes juridictionnels (15). Ils se fondent au premier chef sur l'arret Bisaillon (16), dans lequel la Cour supreme du Canada a juge qu'une action relative a l'administration d'un regime de retraite ne pouvait etre intentee de facon collective puisqu'un arbitre de grief avait competence exclusive sur le litige. Pour la Cour, > [nos italiques] (17). Ainsi, tel qu'etabli par la jurisprudence anterieure (18), > (19).

    Des lors, la question principale qui se pose dans Veer est de savoir si l'arret Bisaillon, rendu sous l'empire du C.p.c. (1965), demeure d'actualite en vertu du nouveau C.p.c. La Cour superieure et la Cour d'appel repondent par l'affirmative. Selon elles, l'article 571 C.p.c. confirme que l'action collective demeure un moyen de procedure, alors que l'article 33 C.p.c. reprend pour l'essentiel l'article 1000 C.p.c. (1965), qui prevoyait que la Cour superieure avait competence exclusive en matiere de recours collectifs (20). Seule la Regie du logement peut entendre les demandes de Mmes Veer et Letourneau (21), puisqu'elles sont bel et bien > (22) et ne depassent pas individuellement le seuil de la competence monetaire de la Cour du Quebec (23).

    Cette conclusion est d'ailleurs renforcee par certains debats parlementaires que la Cour superieure et la Cour d'appel n'ont toutefois pas mentionnes. En 1978, le ministre responsable du projet de loi sur le recours collectif a en effet tenu a preciser que son initiative se limitait a introduire un > (24) et ne contenait pas > (25). Ces commentaires, quoique non determinants, revelent que le legislateur n'a pas voulu permettre aux justiciables d'intenter des actions collectives pour les matieres reservees exclusivement aux tribunaux administratifs. La ministre responsable du C.p.c. a confirme que les articles pertinents se limitent a reprendre le droit anterieur, ce qui laisse entendre que cette intention n'a pas change avec l'adoption du nouveau code (26).

    En definitive, une seule voie s'offre donc a Mmes Letourneau et Veer pour faire valoir leurs droits : elles doivent necessairement saisir la Regie du logement. Or, cette option fait echec a la dimension collective de leurs demandes. D'une part, aucune procedure de recours collectif n'est disponible devant la Regie. D'autre part, si les regles de procedure de cet organisme prevoient la possibilite de recevoir un mandat d'autrui pour agir en son nom ou de reunir plusieurs demandes (27), ces options s'averent irrealistes dans les circonstances, compte tenu du nombre de personnes concernees--potentiellement des milliers--et du fait que leur identite est inconnue (28). D'ailleurs, une recherche au plumitif du Tribunal administratif du logement confirme que Mmes Letourneau et Veer ont decide de ne pas poursuivre leurs demarches devant ce tribunal (29).

  2. Les consequences de l'etat actuel du droit

    De cet etat du droit decoulent certaines consequences pour les justiciables et le systeme de justice dans son ensemble. Celles-ci sont de trois ordres : elles ont trait a l'acces a la justice (a); a l'economie des ressources judiciaires (b); et a la dissuasion de pratiques indesirables (c). Ce sont ces memes considerations qui sont generalement invoquees pour justifier l'existence de l'action collective (30). Ainsi, au terme de l'analyse, il appert que des demandes similaires a celles de l'affaire Veer pourraient tout a fait se preter a ce type d'action.

    A L'acces a lajustice

    Tout d'abord, la solution retenue dans l'arret Veer n'est pas la plus optimale du point de vue de l'acces a la justice. Il est bien etabli que l'action collective, bien quelle ne soit qu'un vehicule procedural, a une > importante (31). Ce moyen de procedure vise notamment > (32). Cette reticence a entamer des actions individuelles peut decouler de diverses circonstances, que ce soit > [notes omises] (33). L'action collective amenuise ces obstacles en permettant aux membres du groupe de conserver un role passif et parfois meme absent dans la conduite du litige, en s'en remettant au representant designe par le tribunal.

    Mis a part ces defis d'ordre psychologique ou social, l'enjeu financier est celui qui fait le plus souvent echec...

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