Aspects historiques et analytiques de l'appel en matiere civile.

AuthorMorissette, Yves-Marie
PositionII. Certains aspects analytiques et actueis de l'appel B. Le controle des appels en fonction de leur objet through Conclusion, with footnotes, p. 518-556
  1. Le controle des appels en fonction de leur objet

    Va se poser alors, avec une acuite grandissante, le probleme identifie par Friedman : trouver un equilibre acceptable entre trop et pas assez (133). Pour ce faire, on va user de divers moyens, dont certains se passent presque de commentaire, alors que d'autres soulevent de tres interessantes difficultes analytiques.

    1. Les notions regulatrices d'application simple

      Je vais surtout m'arreter ici sur le regime de l'appel en droit quebecois. Cela dit, les notions dont je vais maintenant dire quelques mots se retrouvent ailleurs sous une forme semblable ou tres voisine, et elles ne meritent guere approfondissement car elles posent peu de difficultes d'application. La tendance lourde et constante en droit quebecois comme ailleurs au Canada est d'encadrer de plus en plus strictement l'exercice du droit d'appel.

      Il y a d'abord, bien sur, la distinction entre l'appel de plein droit et l'appel avec permission, quelque chose qui releve avant tout d'un choix legislatif --par exemple pour ce qui concerne le seuil ad valorem de l'appel de plein droit, qui est actuellement de 50 000 $ en droit quebecois. Ce seuil n'a pas cesse d'augmenter en chiffres constants (134).

      Qui n'a pas droit d'appeler de plein droit a, presque toujours (135), le droit de demander la permission d'appeler. La partie qui souhaite se pourvoir doit alors demontrer que <> (136). Cette enumeration, qui est aussi a mon avis un resserrement des conditions d'obtention d'une permission, est apparue dans le Code de procedure civile le 1er fevrier 2003137. II est difficile de ne pas y voir Invocation d'une erreur de droit d'une portee suffisante pour depasser le simple interet des parties au litige; la jurisprudence des juges de la Cour d'appel, avant comme apres le 1er fevrier 2003, conforte cette interpretation (138).

      II y a ensuite le controle exerce sur les demandes de permission d'appeler de jugements interlocutoires (139), jugements qui traditionnellement, dans les systemes de common law, ne sont pas en principe susceptible d'appel (140). Les trois cas mentionnes a l'article 29 du Code de procedure civile sont, textuellement, ceux qui apparaissaient en 1867 a l'article 1116 du Code de procedure civile de l'epoque. Ils ont done 145 ans, ce qui a permis de les interpreter sous toutes leurs coutures. Mais les choses ont change en 1986. Alors qu'autrefois, et pendant assez longtemps, on concevait le role du juge saisi d'une demande en vertu de cet article comme se limitant a verifier si le jugement attaque se qualifiait au regard de l'un des trois cas de l'article 29, a partir de 1986 l'appel d'un jugement interlocutoire n'est autorise que lorsque le juge saisi de la demande de permission << estime [...] que les fins de la justice requierent d'accorder la permission >> (141). L'inclusion dans le Code de procedure civile de l'article 4.2 et du principe de proportionnalite entre en vigueur le 1er janvier 2003 (142) a elle aussi eu un impact sur les permissions d'appeler, ce qu'illustre la jurisprudence la plus recente des juges de la Cour (143).

      Enfin, la jurisprudence de la Cour penche maintenant assez largement contre les appels, de plein droit ou avec permission, qui visent des jugements << discretionnaires >>, ou portant sur des matieres ou plusieurs issues possibles s'offrent au juge de premiere instance (par exemple, en matiere de peines, de droits d'acces et de garde d'enfant, devaluation des dommages--particulierement moraux ou punitifs, etc.) ou encore concernant des mesures de gestion d'instance avant ou pendant un proces (144).

      En somme, et comme je le disais au debut, la tendance lourde est de controler assez etroitement l'exercice du droit d'appel.

    2. Une notion regulatrice complexe : la distinction entre le fait et le droit

      J'entre ici sur un terrain beaucoup plus glissant pour offrir quelques observations sur un sujet qui a fait couler beaucoup d'encre en doctrine, ici comme a l'etranger, et qui selon toute probabilite continuera de le faire longtemps encore.

      Replacons le sujet dans son contexte et abordons-le d'abord sous Tangle de la loi. Je ne surprendrai personne en disant qu'il y a plusieurs dispositions des lois federales et provinciales, souvent d'ailleurs en matiere penale ou criminelle, qui font de Texistence d'une question de droit une condition du droit d'appel ou le critere meme de l'intervention en appel. J'en donnerai ici comme exemple Tarticle 291 du Code de procedure penale en vigueur au Quebec :

      L'appelant ou l'intime en Cour superieure et [...] le procureur general ou le directeur des poursuites criminelles et penales peuvent, s'ils demontrent un interet suffisant pour faire decider d'une question de droit seulement, interjeter appel devant la Cour d'appel, avec la permission d'un juge de cette cour (145). L'expression <> apparait aussi au paragraphe 839(1) du Code criminel, toujours dans le contexte de l'appel, et a titre d'exemple on la trouve 73 fois dans des lois federales.

      Par ailleurs, ce n'est pas uniquement l'affaire de la loi, c'est aussi, et de fagon preeminente, l'affaire de la jurisprudence. On connait tous, bien sur, les arrets recents de la Cour supreme du Canada, tant en matiere civile que criminelle ou penale (146), arrets qui reiterent et renforcent une jurisprudence deja assez ancienne (147), en accord avec des sources plus anciennes encore (148). Sur une question de fait, la Cour d'appel ne doit intervenir qu'en presence d'une erreur--c'est l'expression consacree--<>, ou encore <>, critere que la Cour a plusieurs fois explicite dans ses jugements (149). La norme d'intervention est differente sur une question de droit: toute erreur est en principe reformable, a condition qu'elle ait ete determinante, c'est-a-dire qu'elle ait eu un impact demontrable sur le dispositif du jugement entrepris.

      Mais qu'est-ce qu'une question de fait, qu'est-ce qu'une question de droit, et quand peut-on recourir a l'expedient de la <>? Decider si une disposition de la loi est d'application retroactive, c'est en principe une question de droit. Decider si un individu X se trouvait a un endroit Y a un moment Z, c'est en principe une question de fait. Mais entre ces deux extremes--appelons-les des cas clairs--il existe une vaste zone grise.

      La question, je l'ai dit, a fait couler beaucoup d'encre, depuis longtemps (150), parfois sous la plume de juristes eminents (151), et elle a plusieurs fois inspire a des auteurs locaux des travaux de belle facture (152). Elle revet une importance considerable en droit francais car, dans ce systeme, les pourvois en derniere instance et a la Cour de cassation portent necessairement et uniquement sur le droit, de sorte qu'en principe la distinction acquiert une puissance normative qu'elle ne peut avoir ici. C'est ce qui explique sque l'ouvrage classique et le plus cite sur la cassation consacre un titre entier de 109 pages a la fois denses et captivantes a la question << Distinction du fait et du droit >> (153). J'y reviendrai.

      Mais ici, compte tenu de la configuration institutionnelle des tribunaux d'appel, c'est plutot du cote du droit anglo-americain qu'il nous faut regarder. Je voudrais m'arreter sur deux theses fort differentes, mais fortement argumentees, qui font voir pourquoi cette distinction regulatrice en matiere d'appel est en realite fort complexe et une constante source de difficulte dans la pratique. La premiere de ces theses est de deux auteurs americains en poste a l'Universite Northwestern de Chicago (154), la deuxieme d'un universitaire canadien qui enseigne a l'Universite d'Oxford (155).

      1. La these d 'Alien et Pardo

        Alien, en passant, est le titulaire de la chaire John Henry Wigmore depuis 1992 et un specialiste emerite du droit de la preuve, d'ou son interet pour les rapports entre les faits et le droit. La these qu'il developpe avec Pardo est bien americaine, et ce, de plusieurs facons. D'abord, et c'est tout a fait normal, elle tient compte d'un ensemble de particularismes propres au droit americain, comme le role de premier plan qu'y joue le jury, notamment en matiere civile, ou, autre exemple, le VIIeme Amendement a la Constitution, qui limite le pouvoir des tribunaux de modifier en appel ou autrement les conclusions de fait d'un jury (156). La these d'Allen et Pardo est aussi bien americaine car, comme on le verra, elle est audacieuse et robuste, ou en tout cas tres stimulante intellectuellement. II est impossible de lui rendre pleinement justice avec les quelques breves observations qui suivent, mais je tenterai de la presenter sous un jour qui l'avantage.

        Reduite a l'essentiel, cette these pose qu'il n'existe tout simplement pas de difference ontologique, epistemique ou analytique entre le droit et le fait; il s'agit de la meme chose. Je les cite au texte :

        The point is fundamental, yet often overlooked: to the extent one can say that "the law is Y" or "rule Y applies" one can also say 'it is a fact that the law is Y" or 'it is a fact that rule Y applies. " In short, the answers to legal questions are propositional statements with truth value and are therefore, like other propositions with truth value, factual [emphases dans l'original] (157). Partant de ce principe, et apres un impressionnant tour d'horizon de la jurisprudence americaine portant plus precisement sur le VIIeme Amendement ainsi que sur les attributions respectives des jurys et des juges en matiere de responsabilite pour negligence ou de responsabilite contractuelle, de contrefacon de brevet, de dommages, etc., ces auteurs entendent demontrer que la distinction est essentiellement << fonctionnelle >> (c'est le mot qu'ils emploient, functional), c'est-a-dire denuee de toute substance et utilisee a la seule fin de repartir les taches entre differents organes ou differentes institutions de decision. Ce serait une distinction totalement instrumentalisee par les institutions de decision en droit.

        C'est pour cette raison, concluent-ils, qu'il est...

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