Comprendre la normativite innue en matiere de "adoption" et de garde coutumiere.

AuthorGrammond, Sebastien
PositionCanada, Quebec - Moving from the Why to the How of Indigenous Law

This article presents the preliminary results of a research project on care and customary "adoption" in the Innu Uashat mak Mani-Utenam community of northeast Quebec. From a legal pluralist perspective, the authors used a biographical method to understand the workings of the ne kupaniem/ne kupanishkuem Innu legal institution, which can be compared in certain respects to adoption in Western legal systems. The authors present certain characteristics of this institution in order to expose the limits of bills that seek to recognize "Aboriginal customary adoption" in Quebec law. Innu "adoption" stems from an agreement between the concerned persons, which can crystallize gradually, which never breaks the original filial link, and which does not immediately create a new filial link. In theory, this type of adoption is not permanent. As such, a Quebec law that only recognizes Aboriginal adoptions that create a new filial link runs the risk of either being ineffective, or of distorting the Innu legal order.

Le present article rend compte des resultats preliminaires d'un projet de recherche qui porte sur la garde et l'> coutumiere au sein de la communaute innue d'Uashat mak Mani-Utenam, dans le nord-est du Quebec. Dans une perspective de pluralisme juridique, les auteurs ont employe une methode biographique pour comprendre le fonctionnement de l'institution juridique innue du ne kupaniem/ne kupanishkuem, que l'on peut comparer, a certains egards, a l'adoption des systemes de droit occidentaux. Les auteurs presentent ici certames caracteristiques de cette institution, afin de faire apparaitre les limites des projets de loi qui visent a reconnaitre l'> en droit quebecois. L'> innue decoule d'une entente entre les personnes concernees, qui peut se cristalliser graduellement, qui ne brise jamais le lien de filiation d'origine et qui n'entraine pas immediatement la creation d'une nouvelle filiation. En principe, cette forme d'adoption n'est pas permanente. Or, une loi quebecoise qui ne reconnaitrait que des adoptions autochtones qui creent un nouveau lien de filiation risquerait soit d'etre inefficace, soit de deformer l'ordre juridique innu.

Introduction I. L'intervention de l'Etat dans les relations familiales innues II. Le droit innu comme alternative III. Surmonter les obstacles a la reconnaissance du droit innu A. La filiation et l'adoption, des matieres d'ordre public B. La recherche de la permanence C. L'Etat protecteur de l'interet de l'enfant Conclusion Introduction

Le phenomene que les anthropologues appellent > existe dans toutes les societes sous diverses formes et appellations, comme l'adoption, le transferi de garde ou le > (1). Pour les peuples autochtones, les enjeux humains inherents a ce phenomene se doublent d'un enjeu colonial: l'Etat reglemente la circulation des enfants d'une maniere qui produit des consequences negatives pour les communautes autochtones. Que ce soit par le biais du systeme de protection de la jeunesse ou des regles sur l'adoption, l'Etat s'arroge le droit de retirer les enfants autochtones de leur famille et de decider de l'orientation qui sert le mieux l'interet des enfants. Lorsqu'une telle mesure est appliquee, l'enfant en question est souvent place dans une famille d'accueil non autochtone. Les impacts devastateurs de ce systeme sur les peuples autochtones ont recemment ete rappeles par la Commission de verite et reconciliation, qui a affirme que > (2).

Le present article rend compte des resultats preliminaires d'un projet de recherche qui vise a identifier des mecanismes alternatifs pour assurer la securite et le developpement des enfants autochtones. Plus particulierement, ce projet porte sur la reconnaissance du droit innu concernant ce que les juristes occidentaux appellent la garde et l'adoption coutumiere des enfants. En collaboration avee Uauitshitun, le centre de services sociaux de la communaute innue d'Uashat mak Mani-Utenam, dans le nordest du Quebec, nous avons cherche a comprendre comment, a l'heure actuelle, ees questions font l'objet de normes innues, independamment de toute tentative du droit quebecois de les reglementer. Notre ambition est que ees normes innues puissent permettre de resoudre des situations problematiques sans qu'il soit necessaire de faire intervenir le systeme quebecois.

Notre projet de recherche n'est pas complete, mais il nous a semble utile de publier des maintenant certains resultats preliminaires et certames reflexions sur les facons de penser et sur les attitudes qu'il est necessaire de changer pour assurer une reconnaissance adequate des normes innues concernant la garde et l'adoption des enfants. Ainsi, apres avoir rappele les principales dimensions de l'intervention de l'Etat dans les families innues (I) et decrit les grandes lignes de notre demarche de recherche (II), nous analyserons comment certames regles du droit quebecois font obstacle a la reconnaissance de certaines normes innues que nous avons etablies provisoirement (III).

  1. L'intervention de l'Etat dans les relations familiales innues

    L'intervention de l'Etat dans les families innues se manifeste tout d'abord par l'application du systeme quebecois de protection de la jeunesse. Un tel systeme existe aussi dans les autres provinces canadiennes (3) et, sous diverses formes, dans les autres pays occidentaux. Son objectif est de prevenir des prejudices importants que des parents pourraient faire subir a leurs enfants. A cette fin, des organismes mandates par l'Etat peuvent imposer des mesures de supervision aux parents ou, s'il n'existe aucune autre alternative, retirer un enfant de son milieu familial pour le placer dans une famille d'accueil ou dans un foyer institutionnel. Lorsque le retour de l'enfant dans sa famille d'origine parait impossible, l'adoption de l'enfant est l'une des solutions envisagees.

    Au Canada, la protection de la jeunesse releve de la competence des provinces. Les differents regimes provinciaux n'ont pas ete concus en fonction de la situation des peuples autochtones, de leur culture ou de leur normativite. A partir des annees 1950, dans le cadre d'une politique federale visant a integrer davantage les autochtones au reste de la population, les provinces ont applique leur regime aux peuples autochtones. Le resultat de cette intervention a ete le retrait massif d'enfants autochtones de leur famille et de leur communaute. Au cours des annees 1960 et 1970, beaucoup d'entre eux ont ete confies en adoption a des families non autochtones. C'est ce qu'on a appele la > (sixties scoop) (4). En fait, depuis cette epoque, les enfants autochtones sont surrepresentes a toutes les etapes du regime de protection de la jeunesse (5). Par exemple, au Quebec, une etude realisee sur des donnees de 2007-2008 a demontre que les enfants autochtones sont 5,51 fois plus susceptibles de faire l'objet d'un placement que les enfants non autochtones (6).

    Cette situation a des repercussions importantes sur les families et les communautes autochtones. Un enfant autochtone qui fait l'objet d'un placement n'est pas seulement retire de sa famille, il est aussi prive d'acces a sa culture, a sa langue maternelle et a sa communaute (7). Bien souvent, un enfant autochtone place dans une famille d'accueil non autochtone sera victime de racisme au cours de son enfance (8). A 1'age adulte, de nombreux enfants autochtones places a l'exterieur de leur communaute d'origine cherchent a y revenir, mais risquent alors d'y etre percus comme des etrangers.

    L'intervention de l'Etat quebecois dans les relations familiales autochtones se traduit aussi par la mise a l'ecart de la normativite autochtone concernant la circulation des enfants. Ce phenomene est particulierement marque au Quebec, ou les juges et les acteurs du systeme de protection de la jeunesse ont une perception generalement fort negative de l'>. Celle-ci est souvent soupconnee d'etre contraire a 1'interet de l'enfant, que seuls le droit etatique et l'intervention de la direction de la protection de la jeunesse seraient en mesure de garantir (9). Ainsi, les juges quebecois refusent habituellement de reconnaitre la validite ou la valeur legale de l'adoption coutumiere (10), meme s'il existe des precedents provenant des tribunaux des autres provinces (11). Tout au plus, une adoption coutumiere est parfois mentionnee comme une situation de fait dont le juge tient compte pour rendre une ordonnance (12).

    Les peuples autochtones du Quebec revendiquent depuis longtemps la reconnaissance de l'adoption coutumiere et des autres formes de normativite liees a la garde des enfants (13). Depuis 1994, une entente entre le directeur de letat civil et les communautes inuites permet l'inscription des parents adoptifs a Facte de naissance lorsqu'une adoption coutumiere a eu lieu. Les tribunaux ont cependant exprime des doutes quant a la legalite d'une telle entente (14). Plus recemment, trois projets de loi ont ete presentes a l'Assemblee nationale pour autoriser la reconnaissance de l'> autochtone en droit quebecois (15). Deux de ees projets de loi sont morts au feuilleton en raison du declenchement d'elections. Au moment d'ecrire ees lignes, le troisieme est a l'etude.

    Un des obstacles qui nuit a ce processus de reconnaissance est le manque de familiarite des juristes quebecois avec les systemes juridiques autochtones. En substance, on dit qu'il est difficile de reconnaitre ce qu'on ne connait pas. Selon Carmen Lavallee, > (16). La tache est d'autant plus difficile pour les Premieres nations (comme les Innus) que les recherches sur l'adoption coutumiere ont principalement porte sur les Inuit (17). Les peuples autochtones sont en quelque sorte sommes de rendre leur droit intelligible a la societe dominante, sans quoi celle-ci continuera de les ignorer (18).

  2. Le droit innu comme alternative

    Comme bien d'autres communautes autochtones aux prises avec les repercussions du regime de protection de la jeunesse, Uashat mak ManiUtenam est a la recherche...

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