Le protocole sociojudiciaire en matiere de violence conjugale : une mobilisation ciblee pour une innovation limitee dans un champ fortement conflictuel (1).

AuthorBilodeau, Angele

Introduction

Dans le champ de la violence conjugale, l'appel a la concertation intra et intersectorielle, et entre les spheres publiques et associatives est central dans les politiques publiques quebecoises. Cette orientation etait deja manifeste dans les premieres politiques sectorielles du ministere de la Sante et des Services sociaux (MSSS 1985, revisee en 1987) et des ministeres de la Justice et du Solliciteur general (1986), ou l'intervention etait dirigee vers la reconnaissance du caractere criminel de la violence conjugale et sa judiciarisation, en meme temps que l'humanisation du processus judiciaire et l'aide aux victimes. Outre la creation d'un comite interministeriel de coordination en 1987, une premiere generation de tables regionales et locales de concertation voyait le jour dans la foulee de ces politiques. En 1992, le MSSS insiste a nouveau sur la concertation interministerielle et entre les differentes ressources intervenant aupres des victimes, des agresseurs et des enfants exposes, comme moyen de reduire la violence conjugale, dans son document d'orientation de l'intervention aupres des conjoints violents (MSSS 1992a) et dans La Politique de la sante et du bien-etre (MSSS 1992b). Puis en 1995, issue des travaux du comite interministeriel, une premiere politique gouvernementale (intersectorielle) rencherit en fixant comme principal but l'harmonisation de l'intervention des differents reseaux aupres des victimes, des agresseurs et des enfants exposes, et comme principal moyen, la concertation intersectorielle et la coordination. On parle ici de concertation entre les reseaux des maisons d'hebergement, des organismes d'aide aux conjoints violents, des centres d'aide aux victimes d'actes crimineis (CAVAC), les secteurs de la justice, de la securite publique et de la sante et des services sociaux (Gouvernement du Quebec 1995a et 1995b). Suite a cette politique, une seconde generation de tables regionales et locales de concertation voit progressivement le jour. Une decennie apres la politique de 1995, le comite interministeriel de coordination, toujours actif, reitere ce positionnement en faveur de la concertation intersectorielle comme condition essentielle a la reussite des actions dans le Plan d'action gouvernementale 2004-2009 en matiere de violence conjugale (Gouvernement du Quebec 2004). Parties prenantes de ce plan gouvernemental et partenaires de premier plan de l'intervention publique dans le domaine, les reseaux de maisons d'hebergement endossent aussi cette mobilisation intersectorielle dans la reflexion et l'action, tel qu'en temoigne l'etendue des chercheurs et praticiens mobilises lors de la Conference quebecoise sur la violence conjugale organisee par le Regroupement provincial des maisons d'hebergement et de transition pour femmes victimes de violence conjugale (Carbonneau 2004).

De ces politiques et positionnements successifs resulte la presence de structures de concertation operantes dans la presque totalite des regions du Quebec (Rondeau, Sirois, Jacques et Cantin 2000a). A ce jour, ces instances ont realise surtout des produits et des activites d'echange d'information, telles les cartes de ressources, les guides de reference ou la formation. Elles se sont engagees dans une moindre mesure dans la coordination de leurs services, pouvant aller jusqu'a des ententes formelles de reference inter-etablissements, tel le protocole de suivi psychosocial, signe entre les corps policiers et les Centres locaux de services communautaires (CLSC), ou le protocole sociojudiciaire signe entre les corps policiers et les organismes communautaires d'aide aux femmes ou les centres d'aide aux victimes d'actes crimineis (CAVAC). Ces protocoles constituent la forme la plus avancee de coordination realisee par ces tables a ce jour. La rarete de ces collaborations s'explique, de facon generale, par le degre eleve de difficulte de la concertation intersectorielle et par le peu de ressources consenties a de telles initiatives dans le champ de la violence conjugale (Rondeau, Sirois, Jacques et Cantin 2000b). Elle s'explique, de facon particuliere, en partie par l'intensite des controverses qui divisent historiquement les acteurs de ce champ. Ces controverses sont multiples et profondement ancrees dans l'histoire et les paradigmes d'action des differents acteurs. Elles portent sur la cible de l'intervention, soit les victimes ou les agresseurs; sur la vision du probleme et de l'intervention, feministe, psychosociale ou judiciaire, selon que l'on vise les agresseurs ou les victimes ; sur les differences de cultures professionnelles et organisationnelles des acteurs mobilises; sur l'inegalite entre les domaines publics et communautaires en ce qui a trait au financement et a la reconnaissance de l'expertise; ou encore sur la repartition des fonds publics entre les ressources communautaires destinees aux hommes et aux femmes (Rondeau et al. 2000a). Autant de controverses que l'appel a la concertation et les conditions de faisabilite mises en place dans les politiques publiques ne sont pas parvenues a depasser.

D'ou l'interet d'analyser l'elaboration des protocoles de reference inter-organismes ayant emerge de certaines de ces tables. Ces protocoles ont exige de leurs promoteurs qu'ils adoptent des pratiques planificatrices renouvelees (Bilodeau, Allard, Francoeur et Chabot 2004) afin de resoudre les controverses et entrainer les parties vers un engagement qui depasse le niveau de collaboration auquel elles consentent dans les outils plus generalement produits et dont la figure dominante est le guide de reference. Dans cet article, nous analysons le protocole sociojudiciaire de la region du Bas-Saint-Laurent au Quebec comme un exemple type, particulierement sous l'aspect des pratiques planificatrices ayant soutenu son elaboration, son implantation et sa perennisation au sein des communautes locales, entre 1995 et 2005.

Methode

La methode utilisee est une etude de cas longitudinale et interpretative des pratiques planificatrices ayant prevalu dans le projet de protocole sociojudiciaire dans le Bas-Saint-Laurent. Dans cette etude, l'angle d'approche est celui des pratiques innovantes et l'interpretation des evenements ayant trait a la planification a ete realisee en vertu d'une theorie sociale de l'innovation, soit la theorie de la traduction (Callon 1986; Callon et Latour 1986; Akrich, Callon et Latour 1988a et 1988b; Callon 1989; Amblard, Bernoux, Herreros et Livian 1996; Callon 1999).

Dans cette theorie, les situations sont representees comme des reseaux oh sont mises en lien les entites quiy participent, acteurs, biens ou savoirs, definies par leurs identites, leurs interets et leurs projets. La traduction designe l'operation de chainage faisant emerger des liens senses parmi ces entites heterogenes. Les reinterpretations continues qu'operent ainsi les acteurs quant a leurs roles et quant au produit innovant, partant de leurs interets respectifs et de leurs rapports de pouvoir, conduisent a l'elaboration des compromis. La resolution des controverses qui divisent les acteurs contribue a la construction de la cooperation dans ces reseaux. L'action d'un traducteur qui propose des passages incontournables leur permet de cooperer dans une solution commune tout en repondant au moins partiellement a leurs interets. C'est la cloture ou la non-cloture des controverses qui cree l'accord ou le desaccord entre les acteurs et la consolidation ou non de l'innovation. La cooperation entre les acteurs emprunte differentes formes organisationnelles, sociales et materielles, differents arrangements, qui relient les acteurs et qui materialisent et stabilisent les compromis pour une certaine duree.

Le processus innovant se construit par quatre operations concomitantes. La problematisation, comme mise en mouvement du processus de traduction, consiste pour les promoteurs d'une innovation a proposer une definition provisoire de la situation identifiant les acteurs concernes, leurs interets, les principales controverses qui les divisent et les enjeux qui les lient, les deplacements auxquels ils sont invites a consentir et les alliances a sceller afin de satisfaire au moins partiellement leurs interets. L'interessement comporte l'ensemble des strategies que deploient les differents acteurs en vue de rallier les autres autour d'un objectif et les amener a accepter un role defini. A l'issue d'un interessement reussi, l'enrolement est la negociation conduisant a l'acceptation d'un role precis permettant de consolider le reseau. Enfin, la mobilisation et son corollaire, la dissidence, concernent l'implication d'une masse critique d'acteurs dans le systeme d'action pour que l'innovation devienne pertinente, utile, indispensable. Ce reseau sociotechnique est caracterise par la symetrie entre les alignements d'interets et les arrangements parmi les acteurs, d'un cote, et la confection des produits, de l'autre, ces entites se faconnant l'une et l'autre. En effet, le produit innovant ne peut emerger que s'il est porte par un reseau, en meme temps que la solidite et l'irreversibilite de ce reseau sont liees a la pertinence, a l'utilite meme du produit.

L'etude de cas a ete realisee principalement a partir des...

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