Les cyberattaques etatiques constituent-elles des actes d'agression en vertu du droit international public?

AuthorAkoto, Evelyne
PositionPart 2

Table des matieres I. INTRODUCTION II. DU JUS AD BELLUM AU JUS CONTRA BELLUM : LA TRANSMUTATION DU DROIT RELATIF A L'EMPLOI DE LA FORCE A. L'article 2(4) de la Charte, pierre angulaire du jus ad bellum contemporain 1. Contenu et portee de l'article 2(4) 2. En quoi consiste un emploi illicite de la force ? 3. Les exceptions au principe d'abstention au recours a l'emploi de la force : la securite collective et le droit a la legitime defense (a) Le caractere licite des mesures coercitives du CSNU: le contenu de l'article 39 de la Charte (b) L'exception la plus importante a l'article 2(4) : l'exercice du droit a la legitime defense B. Des regles traditionnelles aux frontieres contestees : l'agression en droit international public 1. Elements de l'acte d'agression (a) L'attribution d'un acte d'agression a un Etat (b) Element materiel : une violation prima facie de l'article 2(4) et d'une gravite suffi sante (c) Element subjectif : l'existence d'une intention hostile ou deliberee de causer des dommages 2. L'agression indirecte, la forme la plus frequente d'agression, depuis 1945 III. ANALYSES EN PLUSIEURS TEMPS DE LA NOUVELLE NOTION DE CYBERATTAQUE ETATIQUE AU REGARD DU JUS CONTRA BELLUM A. Les cyberattaques etatiques, nouvelle forme d'emploi illicite de la force ? 1. Approche basee sur les consequences de l'attaque : le modele holiste de Michael Schmitt 2. Approche basee sur la nature de la cible B. Une cyberattaque peut-elle etre etatique en droit International public ? C. Les cyberattaques etatiques enfreignent-elles la definition ? D. Les cyberattaques etatiques sont-elles commises dans le but de commettre des agressions ? IV. CONCLUSION I. INTRODUCTION

Pendant toute la seconde moitie du 20e et jusqu'au debut du 21e siecle, les Etats se sont surtout affrontes par le truchement d'intermediaires ; les cyberattaques etatiques sont devenues un nouveau mode de conflit dans ce type d'affrontements indirects (1). En depit de la multiplication de ces offensives informatiques, le nombre de recherches portant sur la facon dont les regles du jus ad bellum s'appliquent a celles-ci, reste peu important (2). A ce jour, la majorite de la litterature juridique sur la qualification des cyberattaques au regard des normes internationales contre l'emploi illicite de la force, a ete publiee par des auteurs americains qui reprennent, pour la plupart, la position du gouvernement des Etats-Unis (3) : le droit pour un Etat victime d'entreprendre des actions militaires au titre de la legitime defense (4) ou des represailles (5), en reponse a des cyberattaques pretendument commanditees par d'autres pays. Les analyses de ces juristes portent ainsi, en l'occurrence et en grande partie, sur la definition de criteres permettant d'etablir lorsqu'une cyberattaque correspond a une agression armee, ce qui pourrait ainsi donner droit a l'exercice de la legitime defense (6). Jusqu'a maintenant, aucun examen des cyberattaques etatiques, sous l'angle de l'acte d'agression mentionne a l'article 39 de la Charte, n'a ete realise, le seuil a atteindre pour cet acte etant generalement plus bas que celui de l'agression armee qui est l'objet de l'article 51. Pourtant, au moment de sa redaction, l'article 51 ne reconnait pas la nouvelle forme d'agression qu'est l'agression indirecte (7) et qui semble correspondre, comme on le verra, a la problematique des cyberattaques etatiques.

En 1974, l'Assemblee generale des Nations Unies (ci-apres >) vote une resolution (8) portant sur la definition de l'agression (9) (ci-apres la >) et qui englobe a la fois les notions d'agression directe et indirecte, la Definition devant servir de guide au Conseil de securite des Nations Unies (ci-apres >) lors de la constatation de tels faits (10). Le preambule de la Definition precise que celle-ci a un but dissuasif et a la volonte de faciliter la determination d'actes d'agression, ainsi que la mise en Luvre de mesures preventives et d'assistance a la victime (11). Le present article va examiner si une cyberattaque etatique peut etre qualifiee d'acte d'agression sur la base des criteres d'analyse fournis dans la Definition. Nous aspirons a determiner un cadre de reflexion pouvant aider des decideurs comme le CSNU a enoncer des recommandations et des mesures

visant a encadrer les activites des Etats dans le cyberespace. Bien que notre etude ne porte pas sur la question de l'applicabilite des regles existantes du droit des conflits armes aux cyberattaques etatiques (12), des references seront parfois faites au jus in bello, par voie d'analogies ou de distinctions afin de preciser ou d'approfondir la portee de certains arguments. Notre approche nous apparait opportune puisque les auteurs de l'unique livre a ce jour, abordant la question du regime juridique applicable aux activites etatiques dans le cyberespace en temps de paix (13), estiment (14) que les questions de jus ad bellum relatives aux cyberattaques ont ete traitees dans le Manuel Tallinn (15), seul manuel international (a la date de redaction de cet article en 2013) portant sur l'application du droit international humanitaire a la problematique des operations menees dans le cyberespace.

La premiere partie de notre expose sera d'abord consacree a un rappel des contours de l'interdiction contre l'emploi de la force contenue dans la Charte (16); le contenu et la portee de la Definition seront ensuite definis. La seconde partie examinera la qualification de la cyberattaque etatique au regard de la Definition.

  1. DU JUS AD BELLUM AU JUS CONTRA BELLUM : LA TRANSMUTATION DU DROIT RELATIF A L'EMPLOI DE LA FORCE

    Si, par sa condamnation non equivoque du recours a la guerre, le Traite Briand-Kellogg (17) marque, selon certains auteurs, le passage du jus ad bellum au jus contra bellum (droit contre la guerre) (18), l'article 2(4) de la Charte est l'element principal du nouveau systeme normatif du recours a la force (19). Il permet notamment d'enteriner les buts des Nations Unies (20) decrits dans l'article 1(1) de la Charte (21). Desormais, la prohibition de la menace ou de l'emploi de la force est explicitement codifiee dans un traite international qui en fait une obligation erga omnes (22).

    1. L'article 2(4) de la Charte, pierre angulaire du jus ad bellum contemporain L'article 2(4) dispose que :

      [l]es Membres de l'Organisation s'abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir a la menace ou a l'emploi de la jorce, soit contre l'integrite territoriale ou l'independance politique de tout Etat, soit de toute autre maniere incompatible avec les buts des Nations Unies [nos italiques] (23).

      La prohibition contre la menace ou l'emploi de la force est une norme internationale coutumiere (24) et conventionnelle de jus cogens (25). En vertu de l'article 103 de la Charte, l'interdiction contenue dans l'article 2(4) a preseance sur tout autre engagement international pris par un Etat membre des Nations Unies (26). La regle est completee par le principe coutumier de non-intervention (27). Bien que d'apparence simple dans ses dispositions, l'article 2(4) a fait l'objet de nombreuses discussions quant a son contenu et a sa portee.

      1. Contenu et portee de l'article 2(4)

        L'un des plus grands debats relatifs a l'interpretation de l'article 2(4) est celui traitant du type de force interdit : s'agit-il exclusivement de la force militaire ou la prohibition concerne-t-elle aussi des moyens de contrainte economique, politique ou ideologique (28) ? Se basant sur les travaux preparatoires de la Conference de San Francisco, la plupart des ouvrages doctrinaux sur l'emploi de la force dans les relations internationales, enoncent que c'est la force militaire qui est visee par la prohibition de l'article 2(4) (29).

        La Resolution 2625 (30) et la Resolution 42/22 (31) de l'AGNU ont aussi ete utilisees afin d'interpreter l'article 2(4) de la Charte (32). Ces textes, qui ont permis de determiner l'existence d'une opinio juris quant au caractere coutumier (33) e t imperatif (34) de la prohibition de l'emploi de la force dans les relations internationales, appuient l'idee selon laquelle l'article 2(4) ne parle que de la contrainte sous forme de force armee tandis que le principe de non-intervention s'applique aux autres formes de coercition (35). L'article 2(4) interdit le recours a la force dans n'importe quel espace possible de conflits : la terre, l'air, la mer, l'espace (36) et, desormais, le cyberespace (37). Il ne vise pas seulement l'integrite territoriale ou l'in dependance politique d'un Etat, mais comprend tous les emplois de la force qui sont > [nos italiq ues et notre traduction] (38). Cette derniere mention montre que l'article 2(4) cible tous les usages de la force, peu importe leur impact ou leur gravite (39) et porte aussi sur des actions inedites comme les cyberattaques etatiques (40).

      2. En quoi consiste un emploi illicit e de la force?

        Toute intervention illicite dans les affaires d'un autre Etat et accompagnee d'un moyen de contrainte qui est la force constitue une violation de l'interdiction du recours a la force dans les relations internationales (41). > (42). Par contre, > (43).

        L'emploi illicite de la force peut revetir des > (44) dont l'organisation, l'encouragement, l'assistance, la participation ou la tolerance d'actes subversifs ou terroristes sur le territoire d'un autre Etat ou du sien (45). Tandis que le libelle de l'article 2(4) de la Charte ne fait aucune distinction entre des emplois direct et indirect de la force (46), la Cour internationale de Justice (ci-apres >) en etablit une :

        Cet element de contrainte, constitutif de l'intervention prohibee et formant son essence meme, est particulierement evident dans le cas d'une intervention utilisant la force, soit sous la forme directe d'une action militaire, soit sous celle, indirecte, du soutien a des activites armees subversives ou terroristes a l'interieur d'un autre Etat [nos italiques] (47). L'emploi indirect de la force fait reference a la participation...

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