Le deploiement des cameras de surveillance dans les rues et autres espaces publics au Canada: au-dela des strategies d'opposition et d'encadrement.

AuthorBoudreau, Christian

Introduction

Le deploiement des cameras de surveillance installees dans les rues par les autorites municipales, y compris les services de police, a progresse plus lentement au Canada (Hier, 2010) que dans beaucoup d'autres villes du monde, que ce soit en Angleterre, aux Etats-Unis, en France, en Chine, au Japon ou en Turquie et dans bien d'autres pays, oh ces cameras se comptent desormais par centaines, voire par milliers (Doyle, Lippert et Lyon, 2012; Norris, 2012). Bien que plus d'une trentaine de villes canadiennes de diverses tailles en soient maintenant equipees (Hier et Walby, 2011), le nombre de cameras de surveillance installees par les autorites municipales dans le rues, le plus souvent le long d'arteres commerciales, depasse rarement la vingtaine.

Or, les rues semblent etre l'un des derniers espaces publics ou la videosurveillance est encore relativement discrete, du moins au Canada (Whitson, Doyle et Walby, 2009). En effet, ici comme ailleurs, de moins en moins d'espaces publics y echappent. Il suffit de se trouver dans un commerce, un centre commercial, une banque, une ecole, une bibliotheque, un stade, un aeroport, un metro, un stationnement, un autobus et meme un taxi pour y etre expose.

Le present article vise un double objectif. D'une part, nous voulons analyser le timide deploiement des cameras de surveillance par les autorites municipales dans les rues au Canada. Nous examinons ensuite les strategies d'opposition et d'encadrement mises en oeuvre par differents acteurs sociaux et institutionnels qui ont su convaincre les autorites municipales, notamment les services de police, d'agir jusqu'ici avec prudence dans le deploiement de la videosurveillance. D'autre part, nous soutenons que ces strategies demeurent d'une efficacite limitee face a l'implantation et a l'utilisation de plus en plus systematique des cameras de surveillance dans les espaces urbains en general, notamment a des fins d'enquetes policieres. Nous montrons que certains phenomenes societaux, notamment la revitalisation des quartiers centraux, la mediatisation des crimes violents, les innovations en matiere de videosurveillance et son utilisation comine outil d'enquete, peuvent inciter fortement les autorites municipales a installer des cameras dans les lieux accessibles au public ou a utiliser celles que des commercants et de nombreux autres acteurs locaux ont deja installees.

L'article s'articule comine suit. En premier lieu, en nous appuyant sur les travaux de divers auteurs, nous examinons les strategies de resistance a la surveillance pour ensuite mettre en exergue les phenomenes sociaux, economiques et technologiques qui, au-dela de ces strategies, participent au deploiement de la surveillance dans les societes contemporaines. En deuxieme lieu, nous exposons notre demarche methodologique qui repose essentiellement sur une analyse documentaire. En troisieme lieu, nous nous interessons au deploiement des cameras de surveillance dans differentes villes canadiennes, en presentant d'une part, les strategies destinees a contester, appuyer ou encadrer ce deploiement, et d'autre part, les phenomenes societaux qui le stimulent, l'orientent et le legitiment. En conclusion, nous insistons sur la necessite d'elargir le debat sur la videosurveillance a l'ensemble des lieux accessibles au public et de repenser les mecanismes de gouvernance, de maniere a mieux prendre en compte la proliferation des cameras dans l'espace public et leur utilisation systematique.

Resistance et opposition a la surveillance

Quels que soient les dispositifs utilises, l'individu n'est jamais totalement docile ni depourvu face a la surveillance et au pouvoir administratif qui en decoule (Giddens, 1987). L'administre etant plus qu'un rouage de ce pouvoir administratif, il peut s'y soustraire en ayant recours a diverses strategies d'evitement et de resistance (Marx, 2003), surtout s'il estime etre injustement traite (Gilliom, 2001; Goffman, 1961). Le resserrement de la surveillance aurait pour effet de multiplier les formes de resistance (Erwick et Silbey, 1998). A ce propos, Marx (2003) cerne onze strategies que les personnes emploient individuellement pour dejouer les systemes de surveillance, dont le reperage et l'evitement des lieux surveilles, la retention d'information, les fausses declarations, le masquage des caracteristiques individuelles et la contresurveillance. Bien qu'efficaces individuellement, ces formes de resistance ne visent pas a remettre en cause la legitimite des systemes en place. Au contraire, elles peuvent en ameliorer l'efficacite en revelant les points faibles des systemes, de sorte que l'administre est contraint de renouveler constamment ses strategies de resistance (Haggerty et Ericson, 2007).

La resistance peut aussi prendre la forme de strategies dont l'objectif n'est pas tant de dejouer la surveillance que de la contester ouvertement afin d'empecher son deploiement ou de le contenir. Selon Gilliom (2007), on quitte l'univers plus secret de la resistance individuelle pour entrer dans celui, plus organise et plus visible, de l'opposition et de la confrontation. Les strategies d'opposition s'inscrivent au cceur de la mission de plusieurs groupes de defense des droits et des libertes, lesquels utilisent l'acces a l'information, le droit a la vie privee et les medias pour contester les systemes de surveillance et susciter le debat (Giddens, 1990; Lyon, 2007). Il serait exagere de comparer cette opposition a un mouvement social, mais le pouvoir politique de ces groupes n'en demeure pas moins considerable (Lyon, 2007: 167-173).

En plus de ces formes de resistance, il convient de mentionner les initiatives citoyennes plus spontanees susceptibles d'emerger en reaction a des systemes de surveillance juges inacceptables et trop intrusifs, sans oublier l'opposition de medias ou de journalistes (Hier, Greenberg, Walby et Lett, 2007). Quant a l'Etat, il s'autosurveille en adoptant des lois et en creant des organismes ayant le mandat d'encadrer son fonctionnement, qu'il s'agisse de l'affectation des ressources (ex.: verificateur general) ou de la protection des renseignements personnels (ex.: commissaire a la vie privee). Pour Castells (1998: 121), l'Etat serait aujourd'hui plus surveille que surveillant.

Des phenomenes societaux qui participent au deploiement de la surveillance

Le citoyen moyen ne passe pas son temps a surveiller ceux qui le surveillent. Il est habituellement indifferent ou favorable aux systemes de surveillance qui le suivent dans sa vie de tous les jours (Lyon, 1994). Si un certain nombre de personnes cherchent a dejouer les systemes de surveillance, la majorite des gens acceptent de s'y soumettre, consciemment ou par habitude (Gilliom, 2001; 2007), souvent parce qu'ils en tirent des avantages (Lyon, 2007). La surveillance prospere lorsque les sujets cooperent (Haggerty et Ericson, 2007; Lyon, 2007) ou qu'ils deviennent leur propre instrument de surveillance (Foucault, 1975).

L'acceptation de la surveillance peut s'expliquer par divers phenomenes societaux comine la peur et le sentiment d'insecurite suscites par les actes terroristes et d'autres crimes violents. Les medias alimentent cette peur en donnant une visibilite a ces crimes et en les elevant au rang de spectacle a la fois terrifiant et divertissant (Mathiesen, 1997; Norris et Armstrong, 1999). La peur, en plus de divertir, justifie et legitime la surveillance et le controle (Altheide, 2006). A la suite d'attentats terroristes et d'autres crimes violents ayant fait d'innocentes victimes, la population s'attend a une reponse ferme de l'Etat et de ses dirigeants. Comme l'indique Beck (2001: 52), >. La peur et les mesures de securite qui en decoulent seraient devenues une source importante de capital politique que des politiciens exploitent pour montrer aux electeurs qu'ils se (pre)occupent de l'insecurite afin de gagner leur confiance et d'obtenir leurs bulletins de vote. En effet, dans cette approche populiste, les politiciens se font l'echo d'une opinion publique effrayee et indignee. Ils se presentent comme les defenseurs des victimes auxquelles la population s'identifie et ils clament a leur tour leur indignation, tout en diabolisant l'image du criminel et en exigeant des mesures ou des sanctions plus severes (Garland 2001). L'effet de dramatisation mediatique transforme d'innocentes victimes en figures symboliques qui emeuvent la population et que des politiciens, des autorites publiques et des groupes de la societe civile brandissent pour justifier un resserrement des mesures de securite et de repression.

Des phenomenes economiques s'inscrivant dans la tendance neoliberale favorisent egalement le deploiement de la surveillance dans les villes. C'est le cas des politiques de revitalisation des quartiers centraux que soutiennent un certain nombre d'acteurs locaux (ex: commercants, politiciens, policiers et journalistes) dans le but de faire de ces quartiers des lieux proteges propices a la consommation et a l'investissement (Davis, 1992; Coleman, 2004; Coleman et Sim, 1998, 2000;). Dans ce contexte de revitalisation, la surveillance et les autres mesures de securite s'apparentent a des outils de regulation sociale et de developpement economique permettant d'exclure de ces espaces urbains les personnes jugees indesirables, de facon a y attirer des clienteles rentables, a savoir les consommateurs, les touristes et les investisseurs. Ces mesures visent a reprimer non seulement les crimes violents qui suscitent la peur, mais aussi les comportements juges deviants et les delits mineurs tels que l'itinerance, la mendicite, le vandalisme, la prostitution, la toxicomanie et la revente de drogue, c'est-a-dire tout ce qui peut deranger et faire fuir les clients. Ces dernieres decennies, plusieurs villes nord-americaines ont adopte des politiques municipales de tolerance zero qui pronent le resserrement des mesures de surveillance et de securite en milieu urbain...

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