Les enjeux juridiques et sociaux du recours aux enqueteurs prives pour surveiller les victimes de lesions professionnelles.

AuthorLippel, Katherine
PositionCanada

This article examines the use of private surveillance services in the context of workers' compensation legislation. Injured workers are now subject to hidden surveillance by private investigators employed by employers and, in some provinces, by the workers" compensation board itself. Surveillance is used not only to detect cases of fraud, where workers are receiving compensation benefits for temporary disability while performing undeclared work, but also to prove that workers are performing tasks of daily living that are incompatible with their functional limitations as described by their doctors.

The article illustrates different situations in which such techniques are used and addresses some of the social and legal implications of these practices. The legal issues addressed include those relating to privacy rights guaranteed both by human rights legislation and the Quebec Civil Code; Charter issues, including issues as to the admissibility of evidence; and, finally, issues regarding liability for damages resulting from the acts of the investigator or from the surveillance itself. The article focuses on the socio-legal situation in Quebec but also draws upon examples from other jurisdictions.

In conclusion, it is suggested that the use of such techniques in the context of social security legislation not only represents, in many cases, a violation of fundamental rights but also contributes to the stigmatization of all injured workers and constitutes an impediment to successful and rapid rehabilitation from injury.

Introduction

Un rapport de recherche paru en 2001 (Injured workers' participatory research project 2001:10; Kirsh et McKee 2003) revele qu'en Ontario, 56 % des victimes de lesions professionnelles dont les reclamations sont contestees et 29% de l'ensemble des victimes de lesions professionnelles qui ont ete interrogees, se disent d'accord avec l'affirmation qu'elles se sont senties punies a cause de leur lesion professionnelle. Cette perception se retrouve egalement dans les entrevues et les etudes menees par des professionnels de la sante dans d'autres provinces canadiennes. Pourtant, les victimes de lesions professionnelles qui recoivent des indemnites d'une commission d'accidents du travail, oat tout autant droit a ces indemnites que la personne victime d'un delit a le droit d'etre dedommagee par le responsable de ce delit. En vertu de tous les regimes d'indemnisation des victimes de lesions professionnelles en vigueur au Canada, les travailleuses et travailleurs sont empeches de poursuivre l'employeur ou des collegues de travail, meme dans les cas ou il est clair que la lesion a ete causee par la negligence de l'employeur (Beliveau St-Jacques c. Federation des employees et employes de services publics inc.; Kovach c. British Columbia; Lindsay c. Saskatchewan). (2) Le seul recours dont disposent ces travailleuses et travailleurs est celui qui est prevu a la legislation sur l'indemnisation des victimes de lesions professionnelles. Il est donc dommage de constater qu'un regime concu pour ameliorer les relations entre employeurs et travailleurs, en les dejudiciarisant, a eu pour effet de susciter chez les travailleurs le sentiment d'etre punis et de les priver du meme coup des recours permettant de remedier a la situation qui genere ce sentiment.

Au cours des entrevues que nous avons menees aupres de victimes de lesions professionnelles, nous nous sommes souvent fait dire par ces dernieres qu'elles se sentent traitees comme des criminels, qu'elles ont l'impression d'etre des << bandits >>. Elles associent ce sentiment, entre autres, aux agissements des entreprises d'enqueteurs prives engages pour les surveiller a leur insu.

La stigmatisation des victimes de lesions professionnelles s'explique souvent par les commentaires negatifs qu'on retrouve a leur sujet dans les medias ou dans la bouche des politiciens. La perception stereotypee et discriminatoire des beneficiaires de l'aide sociale en tant qu' << abuseurs >> du systeme, perception qui contribue a leur exclusion sociale, est souvent etendue aux travailleuses et travailleurs accidentes qui recoivent des indemnites suite a une lesion professionnelle. Les commentaires negatifs de la part des collegues de travail et des medias contribuent a renforcer la perception negative que ces travailleuses et travailleurs ont d'eux-memes, eux dont l'estime de sol est deja affaiblie en raison de cette lesion.

La stigmatisation des beneficiaires de ces regimes est mauvaise pour leur sante (Ison 1986; Lea 1996; Mendelson 1995; Reid, Ewan et Lowy 1991; Wilkinson 1994). De plus, d'un point de vue strictement economique, on pourrait conclure que les tactiques ayant pour consequence d'accentuer la perception negative que les travailleuses et travailleurs ont d'eux-memes, pourraient mener a l'acroissement du cout des indemnites qui leur sont versees, etant donne que l'aggravation de leur incapacite peut entrainer une indemnisation supplementaire. Comme on le verra, ce n'est cependant pas necessairement le cas, meme dans les dossiers ou il est reconnu que la commission d'accidents du travail (ou l'employeur) a exerce de facon abusive son droit d'evaluer (ou de contester) le bien-fonde d'une reclamation.

La presente etude porte sur la nature et l'importance de la surveillance des victimes de lesions professionnelles par des enqueteurs prives dans plusieurs provinces, et vise a decrire le phenomene eta circonscrire les enjeux juridiques qu'il comporte. Nous desirons en particulier determiner si les dispositions legislatives qui encadrent ces enjeux sont appliquees de la meme facon a toute personne faisant l'objet de la surveillance, qu'elle soit victime de lesion professionnelle ou personne reclamante aupres d'une compagnie d'assurances. Une etude anterieure (Lippel 1999) nous mene a emettre l'hypothese que la stigmatisation des victimes de lesions professionnelles peut, dans le contexte d'une prise de decision sur une grande echelle par des organismes gouvernementaux, avoir pour consequence une application moins rigoureuse de la legislation en matiere de libertes et de droits fondamentaux lorsque ce sont des beneficiaires d'un regime d'indemnisation qui sont l'objet de surveillance clandestine. (Pour une discussion du phenomene de stigmatisation voir Eakin, Clarke et MacEachen 2002. Pour une analyse interessante des enjeux specifiques des prises de decision a grande echelle dans le contexte du droit administratif voir Evans 1990; Issalys 1990; Vaillant 1990).

La methodologie que nous avons utilisee comprend une analyse de nature juridique traditionnelle, des entrevues en groupes de discussion avec des avocats et des personnes provenant de groupes communautaires et de syndicats qui representent des victimes de lesions professionnelles devant les tribunaux administratifs, de meme que des entrevues individuelles de victimes de lesions professionnelles et de professionnels de la sante. Ce texte fait partie d'une etude plus vaste portant sur les implications therapeutiques et antitherapeutiques du processus d'indemnisation des victimes de lesions professionnelles.

La premiere partie de notre etude decrit le role joue par les enqueteurs prives, engages pour suivre a leur insu et parfois filmer des travailleuses et travailleurs ayant demande d'etre indemnises par suite d'une lesion professionnelle ; la seconde partie porte sur certains des enjeux juridiques souleves par cette pratique. Meme si les exemples sont puises darts differentes provinces canadiennes, l'analyse juridique met l'accent plus particulierement sur le Quebec et l'Ontario.

Le recours aux enqueteurs prives pour surveiller les victimes de lesions professionnelles

Pourquoi surveiller les victimes de lesions professionnelles ?

La surveillance des travailleuses et travailleurs est effectuee de facon a recueillir des preuves qui vont permettre au client de l'entreprise de surveillance, l'employeur ou la commission des accidents du travail, de contester ou de refuser le paiement d'indemnites. Dans certains cas, on desire obtenir des preuves en rue de les utiliser devant un tribunal administratif ou un tribunal d'arbitrage; dans d'autres cas, on utilisera la surveillance uniquement comme instrument de negociation pour convaincre une travailleuse ou un travailleur d'accepter un projet de reglement ou de retirer une reclamation.

L'analyse de la jurisprudence revele que la majorite des dossiers dans lesquels la videosurveillance a ete mise en preuve souleve l'une ou l'autre des deux questions qui suivent. A l'occasion, les travailleuses et travailleurs sont soupconnes de travailler alors qu'ils recoivent des indemnites pour incapacite totale de travail ou d'autres types d'indemnites auxquelles ils n'auraient pas droit s'il etait prouve qu'ils travaillent. Ces activites soupconnees peuvent etre assimilees a des activites quasi penales, le travailleur recevant des prestations dans des circonstances telles que son comportement equivaut a de la fraude. Ces cas sont relativement rares (voir par analogie, Lapointe c. C.A.L.P.). (3)

Dans la tres vaste majorite des dossiers que nous avons examine, nous avons constate que la videosurveillance avait pour but de demontrer que l'etat de sante physique ou psychique de la travailleuse ou du travailleur etait moins grave que ce qu'on avait fait croire a l'employeur ou a la Commission. La partie qui desire s'opposer au droit a l'indemnisation ou qui veut imposer une sanction a un beneficiaire de prestations espere demontrer, en utilisant une preuve par videocassette, que cette personne peut conduire une auto, prendre son enfant dans ses bras, retirer des sacs d'epicerie d'une auto, attendre debout l'autobus, plier son coude ou marcher sans boiter. Dans un cas, la surveillance avait simplement pour but de demontrer qu'une travailleuse victime d'une grave lesion professionnelle et qui etait egalement indemnisee pour une depression profonde avait, au moins a une occasion...

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