Incivilites, logements sociaux et modes de gouvernance.

AuthorOuellet, Frederic

Introduction

Depuis les annees 1970, une des strategies de lutte contre la pauvrete deployee par les pouvoirs publics a ete le developpement d'un vaste reseau de logements sociaux. Ces interventions de l'Etat avalent pour objectif de permettre l'acces a des conditions de logements minimales pour les collectivites les plus demunies. Cette concentration geographique de desavantages pose inevitablement le probleme de l'agregation des desordres et de la degradation des conditions de vie des collectivites qui habitent ces espaces residentiels. Le modele francais des > nous a fort bien instruit sur les problemes de desordre relies a l'exclusion et a la concentration de la pauvrete (Boyer 2000 ; Roche 2000 ; Merlin 1999). Les travaux de Brill (1975), de Rouse et Rubenstein (1978) et de Fagan, Dumanovsky, Thompson et Davies (1998) considerent que les causes des desordres ou des incivilites dans les logements sociaux sont imputables au manque de cohesion sociale et de controle social qui y prevaut. Les travaux de Saegert, Winkel et Swartz (2002) montrent que la mise en oeuvre de programmes sociaux favorise le developpement du capital social informel des locataires et influence a la baisse les niveaux de la criminalite dans les logements publics de la ville de New York : les indicateurs de capital social collectif (mesure par la participation des residents aux comites de locataires, les normes prosociales affiches des locataires et l'organisation formelle a l'interieur des habitations) sont directement relies a la reduction de differents types de crime. Les desordres ne seraient pas intrinseques aux communautes des habitations a loyer modique. D'oU l'interet d'examiner plus en detail les mecanismes de gouvernance de ces communautes (p. ex., structure organisationnelle, regles administratives) afin d'y reperer les elements dysfonctionnels (Weisel 1998).

Bien que les incivilites se manifestent par des comportements en apparence anodins, il n'en demeure pas moins qu'elles sont fortement associees a la peur du crime et au sentiment d'insecurite. La presence de desordres dans l'environnement urbain contribue a accroitre la mefiance des membres de la collectivite et genere un etat de vigilance avive par la peur d'etre victime. Ce constat est a la base de la theorie nommee Broken Window Theory qui soutient que les petites deteriorations de l'espace public, lorsque qu'aucun acte de reparation n'est entrepris, engendrent une deterioration des milieux de vie (Wilson et Kelling 1982). Les incivilites peuvent etre percues comme une rupture de l'ordre dans la vie quotidienne des citoyens, cette rupture qui a pour effet de fragiliser les liens sociaux et la confiance des citoyens envers les institutions publiques (Roche 1994).

Les travaux de Bonnemain (2000) suggerent que les incivilites sont associees a des conflits interpersonnels (familiaux, de voisinage), a des troubles de jouissance (bruit, obstruction), a des inconduites sociales (impolitesse, injures) et a des petites malfaisances (vandalisme, degradation). Les manifestations relatives aux incivilites peuvent etre categorisees selon leur nature, soit les incivilites sociales et physiques (Skogan 1990). La forme sociale designe les experiences vecues et qui sont directement perceptibles par les acteurs sociaux tels que les impolitesses, la flanerie, le vacarme, etc. Quant a la forme physique, elle designe plutot les signes qui evoquent le manque de salubrite et la degradation de l'environnement comme la presence de dechets ou de graffitis, des actes de vandalisme, etc. Les recherches montrent que les incivilites physiques correspondent a des comportements recurrents et durables tandis que les incivilites sociales se manifestent plutot par une serie d'evenements episodiques. Pour Roche (1996), les comportements incivils peuvent se regrouper en quatre categories : les degradations (graffitis, incendies), les abandons (dechets, saletes), les tensions spontanees (comportements agressifs ou menacants) et les conflits qui ont un caractere plus durable (obstruction, bruits). Finalement, Sampson et Raudenbush (2001) ont mesure le concept de desordre a partir des elements suivants : la presence de dechets, de graffitis, d'automobiles abandonnees, d'aiguilles, de seringues, la flanerie, la consommation d'alcool en public et la presence de groupes de jeunes qui manifestent des indices d'affiliation a des gangs de rue. En somme, les comportements incivils renvoient a une gamme variee de faits et de situations qui perturbent l'ordre social au quotidien.

Les zones urbaines qualifiees de >, de > ou de > sont composees de > dans lesquelles on retrouve differents modes de gouvernance qui sont susceptibles d'affecter les conditions de vie des individus, les rapports interpersonnels et la capacite de mobilisation collective. Les quartiers defavorises de la ville de Montreal sont caracterises par la presence de deux types de logements sociaux. Dans cette etude, nous examinons les effets du mode de gouvernance adopte dans les habitations a loyer modique (HLM) ainsi que dans les cooperatives d'habitation (COOP) sur les incivilites. Nous examinons les jugements que les residents de deux collectivites portent sur les incivilites dont ils sont les temoins ou victimes et formulons la these que les mecanismes de gouvernance ont un effet direct sur le seuil de tolerance a l'endroit des conduites inciviles et la regulation dont elles font l'objet. La these developpee dans cet article est la suivante : les modes de gouvernance des logements sociaux exercent un impact sur le sentiment d'appartenance des locataires et leur penchant a participer a la gouvernance informelle de leur milieu de vie. On peut s'attendre a ce que le mode gouvernance module la maniere dont ces locataires definissent et jugent la gravite des incivilites, mais aussi la frequence de ces comportements.

Donnees et strategie d'analyse

Nous avons procede a une enquete de terrain realisee a partir d'entrevues structurees (questionnaire) aupres de 364 residents francophones de logements sociaux, 217 provenaient d'HLM et 147 provenaient de COOP (2). Notre etude se limite a cinq quartiers de la ville de Montreal : Centre-Sud, Hochelaga-Maisonneuve, Mercier, Plateau Mont-Royal et Ville-Marie (3). Nous estimons que la gestion des logements sociaux est une variable appropriee qui nous permet de rendre compte de la maniere dont ces collectivites se gouvernent. Pour etre admis dans les habitations a loyer modique ou HLM (4), les requerants doivent posseder des revenus en dessous du seuil de la pauvrete. L'admission a ces programmes sociaux est conditionnelle au statut socioeconomique des beneficiaires. En revanche, les COOP misent sur la diversite socioeconomique de leurs membres afin d'assurer leur viabilite et leur developpement. Les programmes relatifs aux COOP (5) sont davantage orientes vers le developpement de services adaptes aux besoins des cooperatives et de leurs membres. Chaque COOP est administree par ses membres et les decisions relatives a la gestion sont prises par le conseil d'administration qui leur est propre. Il est probable que le pouvoir decisionnel detenu par les membres des COOP joue un role dans le choix des nouveaux occupants ; que dans certains cas les nouveaux residents sont puises a meme le reseau social des residents qui siegent au conseil d'administration. On peut s'attendre a ce que les COOP soient, a la base, un groupement plus coherent en comparaison a celui des HLM. Il s'agit bien entendu d'une limite de cette etude.

Les HLM se distinguent par la prise en charge des locataires (beneficiaires); ces locataires ont peu de controle sur leur milieu. A l'inverse, les cooP visent plutot l'implication des membres dans le processus decisionnel relatif a la gestion des complexes d'habitation. Les regles qui regissent l'acces aux programmes d'habitation generent des differences entre les locataires de ces deux types de logements sociaux (cf. Tableau 1). Il existe peu de...

To continue reading

Request your trial

VLEX uses login cookies to provide you with a better browsing experience. If you click on 'Accept' or continue browsing this site we consider that you accept our cookie policy. ACCEPT