L'Abus de droit: l'antenorme.

AuthorMoyse, Pierre-Emmanuel
PositionPart 2 - IV. L'abus de droits intellectuels C. L'ascension annoncee de l'abus en propriete intellectuelle 2. L'abus dans la jurisprudence recente through Conclusions, with footnotes, p. 50-60 - Canada, Quebec

L'argument de l'abus de droit ayant ete fait invoque par la defenderesse, il appartenait a la plus haute cour de repondre. Et elle le fit, mais dans un concert desarticule d'opinions. L'abus fut clairement la pomme de discorde qui empecha le consensus. Si l'arret evite scrupuleusement la question et sera decide sur le volet contractuel, certains juges n'ont pas hesite a faire etat de leurs impressions, revelant ainsi, dans le trop peu de leurs opinions, les forces destabilisatrices de l'argument. Alors que l'honorable juge Fish exprime, dans ses mots, > (143), le juge Bastarache pose la question qui provoqua la scission : > (144). La question ainsi posee fait voir la rupture dans l'axe d'analyse : peut-on forcer l'application d'une legislation dont on sait qu'elle ne visait pas les situations en litige? Meme s'il juge inutile de repondre aux arguments presentes sur le theme d'abus de droit, trouvant ailleurs la solution, le juge Bastarache s'interroge sur l'usage legitime du droit d'auteur :

[S]euls les interets economiques legitimes beneficient de la protection conferee par le droit d'auteur. Permettre que le par. 27(2) protege tous les interets des fabricants et distributeurs de biens de consommation aurait pour effet de rompre l'equilibre en matiere de droit d'auteur. Loin d'assurer une 'juste recompense" aux createurs d'oeuvres protegees, on se trouverait alors a permettre une utilisation du droit d'auteur qui excederait de beaucoup celle prevue par le legislateur, et a elargir artificiellement la portee des droits de maniere a proteger des biens de consommation. Cet elargissement injustifie de la portee du droit d'auteur ne tiendrait surement pas compte de l'insistance du juge Binnie--au par. 31 de l'arret Theberge--sur le fait que la loi doit accorder l'importance qu'il convient a la nature limitee des droits du titulaire du droit d'auteur. (145) Ce theme de l'interet legitime est egalement celui de Josserand qui, nous l'avons vu, parlait du defaut d'interet legitime comme critere economique de legalite dans l'usage d'un droit (146). Il semble que l'abus de droit feconde desormais de nombreuses causes. Viral, l'argument a ete invoque dans une cause entendue recemment par la Cour d'appel federale dans laquelle les demanderesses, au nombre desquelles se trouve le celebre fabricant de cigarettes Philipp Morris, cherchaient une ordonnance declaratoire de non contrefacon pour des actes de mise en circulation d'un paquet sans nom orne seulement du celebre bouclier rouge, une marque graphique dument enregistree par Philipp Morris sous la designation > (147). L'action se comprend mieux lorsque l'on sait qu'au Canada, en raison d'un transfert de titre effectue dans le passe, la marque nominative Marlboro est detenue non pas par Phillip Morris, mais par une societe canadienne, Marlboro Canada.

Les elements de la decision de premiere instance sur la question de concernant l'abus sont particulierement interessants. D'abord parce qu'ils sont une nouvelle fois invoques dans le contexte d'une legislation specifique, cette fois la Loi sur les marques de commerce, mais aussi parce qu'ils semblent exercer un certain pouvoir d'attraction. Le juge rejette dans un premier temps l'application de la theorie civiliste, confondant d'ailleurs l'abus et la bonne foi, avant d'y revenir pour, nous semble-t-il, expier ces propres hesitations ou demons, c'est selon :

[194] The Defendants' second argument relies on the principle that a right must be exercised in good faith. In particular, the Defendants base their argument on a doctrine known in Quebec as abus de droit, according to which a party may hot exercise a right in an unreasonable manner. It is far from clear that this doctrine can find application in the context of a statutory right as opposed to a contractual right. [....] [195] Despite the limited applicability of abus de droit, it is fair to say that the zone of exclusivity enjoyed by the owner of a registered trademark should not be overextended. Beyond what is required by fairness and the protection of the investment made by a trade-mark owner, care should be taken not to restrict the ability of other merchants to commercialize their products in a free market economy. Can it be said, then, that the Plaintiffs have exceeded these boundaries by putting their ROOFTOP products on the market? (148) Il y aurait fort a dire sur cette improvisation du juge sur le theme de l'abus, ne serait-ce par exemple que sur la proposition erronee selon laquelle l'abus ne s'appliquerait pas aux droits crees par la loi (statutory rights). L'abus est justement un mecanisme de controle des droits >, faut-il le rappeler. Il est vrai que cette intrusion de la pensee civiliste dans le registre de la common law ou en dernier lieu dans le champ reserve de la competence federale peut sembler particulierement inopportune, si l'idee d'abus n'avait pas cette faculte deconcertante de decrire des phenomenes universels et de se fondre dans d'autres concepts. L'abus est une langue comprise par tous meme si sa traduction juridique peut varier. La raison en est naturellement qu'elle ramene dans le discours juridique les considerations essentielles et universelles de l'equite. En droit civil, l'abus emploie le plus souvent le vehicule de la responsabilite delictuelle, parfois les voies de la bonne foi en droit contractuel. Quelles voies prendra-t-elle en common law? Le droit americain peut peut-etre ici nous eclairer car il connait depuis peu une doctrine qui a fait son chemin dans la jurisprudence : la doctrine du mesusage (misuse). La doctrine de misuse en droit d'auteur americain a ete exposee recemment dans le jugement Wiredata (149) redige par le juge Posner. Il s'agissait d'un recours en contrefacon de logiciel intente en vertu du droit d'auteur dans le but de limiter l'acces des tiers a de l'information publique et non protegeable que ledit logiciel permettait de colliger. Dans cette cause, le juge Posner, apres avoir rejete l'action du titulaire au motif qu'il ne beneficiait d'aucune protection legale, situe plus ou moins precisement la doctrine de misuse par rapport a d'autres notions voisines et en particulier celles de concurrence deloyale et d'abus de procedure :

The argument for applying copyright misuse beyond the bounds of antitrust, besides the fact that confined to antitrust the doctrine would be redundant, is that for a copyright owner to use an in fringement suit to obtain property protection, here in data, that copyright law clearly does not confer, hoping to force a settlement or even achieve an outright victory over an opponent that may lack the resources or the legal sophistication to resist effectively, is an abuse of process. (150) Cette formule alambiquee est interessante a plusieurs egards. D'abord elle demontre encore une certaine ambivalence de la common law, et ici du droit americain, quant au positionnement de la doctrine de misuse dans un contexte d'une legislation speciale. Son articulation est sans doute aidee en raison de la clause constitutionnelle americaine dans laquelle elle trouve une precieuse alliee (151). La doctrine de misuse a ete developpee d'abord en droit des brevets (152), et reprise en suite en droit d'auteur (153). Elle est, a l'origine, une variation de la regle d'equite selon laquelle un tribunal ne fera pas droit a une demande d'injonction ou tout autre recours en equite si le demandeur agit de maniere dolosive ou, pour reprendre l'expression consacree, lorsque celui-ci ne se presente pas devant la cour les mains propres. (154). Le droit canadien de la propriete intellectuelle, en raison de ses origines, accueille certains mecanismes de l'equite, ce qui fait dire a un commentateur que > (155). Ensuite, cette mesure de correction vise un droit dit >, ici le droit d'auteur, et constitue donc comme un moyen d'opposition donne au pouvoir judiciaire. Les cours americaines ne semblent pas s'etre interrogees quant a la singularite d'appliquer un principe d'equite dans de telle conditions, ni la doctrine d'ailleurs. En ce sens, l'emploi de l'expression > dans le passage precite de la decision Wiredata est assez revelateur : la formation de l'idee de > en droit americain n'a pas encore atteint le niveau de developpement suffisant pour elaborer une theorie qui ose encore avouer son nom. La notion d'> vient plus naturellement. L'abus de procedure et l'abus de droit sont alors des expressions souvent interchangeables, voire consubstantielles (156). Il semble que la reconnaissance de la doctrine de misur suse comme doctrine autonome en droit americain (157) est un point de convergence particulierement riche pour tester la modernite des idees de l'abus. D'ailleurs, en 1995, Perillo ecrivait qu'il etait possible de conclure a l'existence d'une theorie de l'abus de droit en droit americain si l'on tenait compte des developpements particuliers en matiere de > (158). Aussi, sa plus recente jurisprudence est un veritable point d'orgue dans ces developpements, un veritable trait d'union entre les droits canadiens et americains. L'affaire americaine Omega (159), qui repose sur une trame factuelle similaire a celle de l'affaire Kraft, confirme encore l'actualite de l'abus dans les cas de cumuls ou de substitution de droits (160). Il s'agissait, une nouvelle fois, d'examiner la possibilite d'employer le droit d'auteur dans une marque de commerce--cette fois le logo Omega du celebre fabricant de montre--pour controler l'importation aux Etats-Unis des produits sur lesquels ils apparaissent. Le recours portait essentiellement sur la question de l'epuisement du droit d'importation de l'auteur dans un produit mis en vente par le titulaire a l'etranger. Saisie de l'affaire la Cour supreme des Etats-Unis ne fit guere mieux que la Cour canadienne et se divisa parfaitement (4-4) sur l'effet a donner a l'epuisement du droit d'importation, reinstaurant ainsi la decision contestee sans pour autant creer de precedent. Suite a...

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