Latitude et pouvoir de reserve de la Couronne.

AuthorRussell, Peter H.

La décision de la gouverneure générale Michaëlle Jean d'accorder la prorogation demandée par le premier ministre Harper en 2008 et 2009 a donné lieu à de nombreux débats, parmi les personnes intéressées au parlementarisme, sur le pouvoir discrétionnaire d'un gouverneur général de rejeter la recommandation d'un premier ministre. Dans le présent article, l'auteur est d'accord avec ceux qui croient que Mme Jean n 'a pas commis d'erreur en se conformant à ces demandes, mais il rejette l'idée qu "un gouverneur général qui refuserait une telle requête d'un premier ministre violerait une convention constitutionnelle. Il présente l'argument que, dans le système britannique, la monarchie ou son représentant, en exerçant l'un des pouvoirs légaux de la Couronne en lien avec le Parlement, conserve le droit de rejeter la recommandation du premier ministre si le fait de suivre celle-ci s 'avérait nettement nuisible à la démocratie parlementaire. Ce raisonnement s 'applique tant à la prorogation qu'à la dissolution du Parlement.

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Dans un article récent, Nicholas MacDonald et James Bowden (1) soulignent avec justesse qu'à l'ère démocratique, la Couronne ne devrait utiliser que rarement son pouvoir de réserve. Ils affirment que > s'entendent pour dire que c'est uniquement > que le gouverneur général peut rejeter la recommandation du premier ministre. J'appuie entièrement cet énoncé et j'ajouterai même que ce sont presque tous les universitaires qui conviennent de cet énoncé général. C'est, en effet, la convention constitutionnelle qui a rendu possible la transformation du système parlementaire dominé par la Couronne en démocratie parlementaire. Mais cette convention s'accompagne clairement d'une convention corollaire sur les circonstances exceptionnelles dans lesquelles la Couronne pourrait exercer son pouvoir discrétionnaire et dire > à un premier ministre. S'il existe une convention selon laquelle un gouverneur général accepte normalement la recommandation d'un premier ministre dans l'exercice de ses pouvoirs légaux relativement au Parlement, il doit y avoir aussi une convention ou un principe qui permette de définir ces > dans lesquelles le gouverneur général agirait conformément à la constitution en rejetant la recommandation du premier ministre.

Sur ce point, à mon avis (avis partagé,je crois, par un grand nombre d'universitaires), >. Ce sont mes propres mots, cités dans leur article par MM. MacDonald et Bowden, et je présume qu'ils les partagent. Cette convention justifie son existence par son objectif d'assurer que le gouvernement parlementaire est démocratique et non contrôlé par un chef d'État au poste héréditaire ou son représentant. Il s'ensuit que, si la recommandation d'un premier ministre semble contraire au fonctionnement de la démocratie parlementaire, elle ne doit pas être adoptée. Un premier ministre autoritaire peut s'avérer aussi menaçant pour la démocratie parlementaire qu'un souverain autoritaire. Dans les deux cas, nous disposons de conventions, d'un ensemble d'éthique constitutionnelle ou juridique, comme l'a expliqué A. V. Dicey, pour nous guider en matière de recours aux pouvoirs juridiques (2).

La prorogation

Appliquons maintenant la théorie générale au cas de la prorogation. Établissons d'abord que le pouvoir de proroger le Parlement repose juridiquement sur la Couronne. C'est le roi Henri VIII qui a inventé ce moyen de mettre fin à une session de législature sans dissoudre le Parlement. À l'ère démocratique, oø ce sont les premiers ministres et non les monarques qui prennent l'initiative de décider du moment de proroger, la coutume consiste à proroger lorsqu'on a réglé les principaux dossiers de la session, de sorte qu'après la pause, il soit possible d'amorcer une nouvelle session par un discours du Trône qui expose le programme à venir. Dans toute cette évolution démographique, la Couronne a conservé son pouvoir légal de proroger. Au Canada, depuis la Confédération, les lettres patentes royales constituant le poste de gouverneur général de la Commission du Canada (les plus récentes étant celles émises en 1947 par le roi George VI) ont établi nettement que le pouvoir de proroger le Parlement du Canada devait être exercé par le gouverneur général (3). MM. MacDonald et Bowden semblent accorder quelque importance au fait que la Loi constitutionnelle de 1867 ne mentionne pas explicitement le pouvoir du gouverneur général de proroger, contrairement au pouvoir de la Couronne de convoquer et de dissoudre le Parlement. Mais ils ont tort d'accorder de l'importance à cette différence. Le pouvoir de proroger que détient le gouverneur général ne constitue pas moins un pouvoir conféré par la loi que les pouvoirs de la Couronne mentionnés dans la Constitution. Qui d'autre pourrait avoir légalement ce pouvoir?

En matière de pouvoirs légaux de la Couronne, nous nous tournons vers les conventions constitutionnelles pour nous guider dans leur utilisation. Sur quel critère peut-on déterminer les exigences des conventions constitutionnelles? MM. MacDonald et Bowden ne répondent pas directement à cette question. Nous ne pouvons que déduire qu'à leurs yeux, ce critère se compose principalement de précédents. Mais les conventions constitutionnelles ont des dimensions à la fois normatives et dynamiques qui dépassent le simple relevé de précédents. Dans son livre The Law and the Constitution, sir Ivor Jennings, le meilleur guide en cette matière, a écrit ceci à propos des précédents :

Nous devons nous posertrois questions : premièrement, quels sont les précédents? Deuxièmement, les acteurs en jeu dans ces précédents croyaient-ils être liés à une règle? Et troisièmement, la règle a-t-elle une bonne raison? Un seul précédent doublé d'une bonne raison peut suffire à établir une règle, alors que toute une série de précédents sans raison ne sert à tien, à moins qu'il ne soit parfaitement certain que les personnes concemées se considèrent liées par ceux-ci (4). C'est à ce > que la Cour suprême du Canada a eu recours en 1981 lorsqu'elle a dû déterminer s'il existait une convention de la Constitution exigeant que les demandes du Parlement canadien de faire modifier par le Parlement du Royaume-Uni la constitution canadienne dans des domaines qui touchaient les droits et les pouvoirs des provinces exigent le consentement des provinces (5). L'importance d'une > dans le critère de Jennings souligne bien l'aspect normatif des conventions : celles-ci doivent reposer sur la protection de quelque chose de précieux dans notre système politique. Et son exigence que > se sentent liées à la règle reprend la qualité dynamique des conventions. Les personnes engagées à gérer cette partie de notre système constitutionnel doivent se sentir moralement liées par la règle.

Appliquons maintenant le critère de Jennings pour connaître sur quelles conventions constitutionnelles repose le pouvoir qu'a le gouverneur général de proroger le Parlement. En premier lieu, il est manifeste que, selon la convention, le gouverneur général ne doit pas proroger de lui-même. Il ne doit le faire que sur la recommandation du premier ministre. C'est alors que surgit la question difficile : le gouverneur général doit-il toujours accéder à la demande du premier ministre de proroger? Ou existe-t-il des circonstances qui justifieraient le refus d'une telle recommandation? La seule circonstance oø même MM. MacDonald et Bowden conviennent que le gouverneur général ne doit pas se sentir contraint par la recommandation du premier ministre est lorsque celuici a perdu officiellement la confiance de la Chambre des communes. Mais, sinon, ils croient que >.

Et quels sont les précédents? L'histoire canadienne compte trois occasions oø la demande présentée par un premier ministre de proroger le Parlement a soulevé une controverse suffisante pour inciter le gouverneur général à recourir au pouvoir de réserve de la Couronne : la demande de sir John A. Macdonald à lord Dufferin en août 1873, la demande de Stephen Harper à Michaëlle Jean en décembre 2008 et sa...

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