La Loi de 2014 instituant des réformes comme outil de réforme parlementaire: progression et recul.

AuthorThomas, Paul E.J.

Deux élections générales ont eu lieu depuis l'adoption, par le Parlement du Canada, de la Loi de 2014 instituant des réformes. Dans le présent article, les auteurs évaluent dans quelle mesure cette loi a permis de rééquilibrer la relation entre les députés--individuellement--et leur parti, explorent les motifs qui font que de nombreux députés hésitent encore à remettre ouvertement en question l'autorité de leur chef, et concluent en affirmant que les changements institutionnels ou législatifs ne suffisent sans doute pas à modifier la culture actuelle, soit celle de la concentration des pouvoirs aux mains du chef.

Introduction

En 2014, le député conservateur Michael Chong a déposé un projet de loi d'initiative parlementaire intitulé la Loi de 2014 instituant des réformes, qui avait pour but de rééquilibrer la relation entre les députés et leur parti. Après des mois de délibérations et d'amendements, la version finale a été produite. Le texte exige des groupes parlementaires qu'ils tiennent, après chaque élection générale, un scrutin pour déterminer s'ils veulent s'octroyer certains pouvoirs en matière de gestion assumés par le parti et le chef de parti. Au début de 2015, la Loi a été adoptée à la Chambre des communes, avec l'appui massif de tous les partis. M. Chong et ses partisans ont alors entretenu l'espoir que les députés utiliseraient le scrutin pour se donner plus d'indépendance et d'autonomie.

Toutefois, en moins d'un an, leur espoir s'est envolé. Après l'élection fédérale de 2015, deux des trois groupes parlementaires officiellement reconnus ont non seulement rejeté les pouvoirs qu'ils auraient pu s'octroyer, mais ils n'ont même pas tenu le scrutin exigé par la Loi à leur première réunion postélectorale (1).

Deux élections fédérales ont eu lieu depuis l'adoption de la Loi de 2014 instituant des réformes; il est donc temps d'en examiner la pertinence comme outil de réforme parlementaire et de tirer les leçons qui s'imposent. Cet examen est loin d'être simple, car les données publiques disponibles sur les résultats des scrutins exigés par la Loi sont soit incomplètes, soit inexactes. Le présent article s'appuie donc sur des informations parues dans les médias et des échanges avec des députés en poste et d'anciens députés pour dresser un bilan des scrutins tenus par chaque groupe parlementaire après les élections de 2015 et de 2019. On y présente également les résultats du sondage du Centre Samara pour la démocratie auprès des candidats à l'élection fédérale de 2019, pour déterminer si les résultats du scrutin au sein des groupes parlementaires traduisent les convictions véritables des députés sur le juste rapport entre euxmêmes et leur chef.

L'examen a révélé que le respect de la Loi s'est amélioré au fil du temps, et que tous les partis ont tenu les scrutins requis après l'élection de 2019. Malgré cela, le processus ne semble pas offrir aux députés un outil efficace pour se donner des moyens d'agir par rapport à leur chef. La vaste majorité des candidats à l'élection de 2019 qui ont répondu à notre sondage ont dit vouloir obtenir plus d'indépendance; dans les faits toutefois, nombreux sont les députés qui n'ont pas saisi les pouvoirs dont ils auraient pu profiter.

L'observation de la Loi de 2014 instituant des réformes montre qu'il est difficile d'instaurer des réformes parlementaires par des mécanismes nécessitant l'expression continue de l'indépendance des députés. Sans égard à leur opinion personnelle, beaucoup de députés hésitent encore à remettre en question ouvertement l'autorité de leur chef, surtout parce que les scrutins s'interprètent fréquemment dans un contexte de politique à court terme. Avant d'examiner l'ensemble des résultats, explorons d'abord les difficultés que la Loi de 2014 instituant des réformes visait à régler, ainsi que son élaboration.

L'insidieuse discipline de parti

Pendant des décennies, des observateurs et les députés eux-mêmes ont dénoncé la concentration massive du pouvoir aux mains des chefs de parti, une situation rendant les députés moins à même de représenter leur circonscription et de tenir le gouvernement responsable de ses actes (2). Comme dans d'autres assemblées législatives de style Westminster fondées sur le mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour, les députés du Canada sont élus à titre individuel plutôt qu'à titre de membres d'un parti et, en théorie, ils ont la liberté de voter selon leurs convictions personnelles à l'égard des mesures parlementaires. Dans la réalité toutefois, au cours des 20 dernières années, le Canada n'a élu qu'un seul député n'adhérant à aucun parti (3).

Au Parlement, les députés d'un même parti votent de la même façon plus de 99 % du temps, en moyenne (4). Certes, il n'est pas surprenant que les députés d'un même parti aient des visions similaires sur la plupart des questions, mais cette unité presque parfaite n'est pas naturelle. Compte tenu de la diversité des questions dont les députés débattent et des différentes communautés qu'ils représentent, les députés d'un même parti sont nécessairement souvent en désaccord. Pour assurer l'unité, les partis incitent donc les récalcitrants à rentrer dans les rangs. S'ils n'obtempèrent pas, ils subissent des mesures disciplinaires : leur temps de parole en Chambre est restreint, on les retire des comités, parfois même on les expulse.

Il fut un temps où les votes soumis à la discipline de parti étaient relativement restreints, et où les partis étaient plus tolérants envers les votes divergents (5). Aujourd'hui, les partis s'attendent à ce que leurs députés votent à l'unisson dans pratiquement chaque dossier et, de plus en plus, à ce qu'ils témoignent de cette unité en dehors du Parlement; ainsi, les députés doivent aussi transmettre les messages du parti dans leurs échanges avec les citoyens et dans les médias sociaux (6). Ce resserrement insidieux de la discipline de parti inquiète de plus en plus le public et les députés eux-mêmes, qui craignent que la représentation parlementaire tombe de plus en plus aux mains des chefs.

Pourquoi la discipline de parti prend-elle aujourd'hui...

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