Les lois speciales de retour au travail : enjeux institutionnels et constitutionnels.

AuthorDrouin, Renee-Claude
PositionAbstract into II. Les lois de retour au travail et les droits foundamentaux des travailleurs A. Une contravention au obligations internationals du Canada au regard de la liberte syndicale, p. 387-417

Enacting back-to-work legislation has become a common occurrence in Canada. Under the threat of sanctions, these acts aim to end an ongoing work stoppage and force striking employees to return to work or to prevent an imminent strike from beginning and ensure that work is maintained. Despite their repeated use, these legislative acts remain exceptional. Indeed, these laws derogate from the general labour relations regime since, by adopting them, the legislator intervenes in a reactive and timely way to suspend the legal framework of collective bargaining in the case of a specific work conflict.

The extent of this phenomenon leads us to question the role of special back-to-work legislation in the current labour relations framework. First, this article paints the landscape of backto-work legislation enacted both at the federal level and in two provinces--Ontario and Quebec--over the last twenty-five years (1990-2015) and considers the institutional issues they raise. Second, these laws are analyzed from the perspective of fundamental labour rights. This article thus proposes an analysis of back-to-work legislation in light of Canada's obligations pursuant to international labour law, and questions their constitutionality with regard to the freedom of association protected by section 2(d) of the Canadian Charter of Rights and Freedoms.

L'adoption de lois speciales de retour au travail est devenue un phenomene courant dans l'ensemble du Canada. Malgre leur recurrence, ces actes legislatifs visant a mettre fin a un arret de travail en cours et a obliger le retour au travail des grevistes ou encore a empecher le declenchement d'un arret de travail imminent et forcer le maintien de la prestation de travail, dans les deux cas sous peine de sanctions, demeurent exceptionnels. En effet, ils derogent au regime general des relations de travail, puisqu'en les adoptant, le legislateur intervient de facon reactive et ponctuelle afin de suspendre les regles legales encadrant la negociation collective dans le cas d'un conflit de travail specifique.

L'ampleur du phenomene conduit a s'interroger sur la place que les lois speciales de retour au travail occupent a l'heure actuelle dans l'encadrement juridique des rapports collectifs de travail. Dans un premier temps, cet article presente un portrait des lois de retour au travail adoptees au niveau federal et dans deux provinces canadiennes--le Quebec et l'Ontario--au cours des vingt-cinq dernieres annees (1990-2015) et propose une reflexion sur les enjeux institutionnels qu'elles soulevent. Dans un deuxieme temps, les lois de retour au travail sont analysees a l'aune des droits fondamentaux des travailleurs. L'article propose ainsi une analyse des lois de retour au travail au regard des obligations assumees par le Canada en matiere de droit international du travail et s'interroge sur leur constitutionnalite en fonction de la liberte d'association protegee par l'alinea 2(d) de la Charte canadienne des droits et libertes.

Introduction I. Les lois speciales de retour au travail et l'encadrement legislatif general des rapports collectifs de travail A. Portait des lois de retour au tra vail 1. Les secteurs d'activites vises 2. Motifs invoques au soutien de l'adoption de la loi 3. Contenu de la loi B. Les enjeux institutionnels des lois speciales de retour au travail II. Les lois de retour au travail et les droits fondamentaux des travailleurs A. Une contravention aux obligations internationales du Canada au regard de la liberte syndicale protegee comme droit fondamental par l'OIT B. Une constitutionnalite contestable au regard de la liberte d'association protegee parla Charte canadienne Conclusion Appendice Introduction

Le 1er juillet 2013, l'Assemblee nationale du Quebec adoptait la Loi sur la reprise des travaux dans l'industrie de la construction (1) dans le but de mettre un terme a la greve ayant cours depuis le 17 juin precedent, de forcer le retour au travail des grevistes et de permettre l'execution des travaux interrompus dans l'industrie en raison du conflit de travail. Du meme coup, la loi imposait la prolongation, pendant un an, des conventions collectives s'appliquant aux travailleurs du secteur industriel et du secteur institutionnel et commercial de l'industrie de la construction, en leur accordant toutefois une majoration de deux pour cent de leurs taux de salaire. Bien que les lois de retour au travail constituent autant d'exceptions au regime legislatif general encadrant les rapports collectifs de travail (2), leur adoption est devenue courante dans l'ensemble du Canada. A titre illustratif, de telles lois ont ete adoptees a plus de trente reprises par le Parlement federal depuis les annees 1950 (3). C'est sans compter les cas oU la menace de l'adoption d'une loi speciale a ete brandie de facon a forcer les parties a arriver a un compromis dans leur processus de negociation, sans toutefois etre mise a execution (4). Ce fut le cas en fevrier 2015, lorsque le gouvernement federal a annonce son intention de deposer un projet de loi pour forcer le retour au travail des employes du Canadien Pacifique (CP), et ce, moins de quarante-huit heures apres le declenchement d'une greve legale (5). Le depot du projet de loi a ete evite par une entente intervenue entre les parties a la negociation collective--le CP et la Conference ferroviaire de Teamsters Canada (CFTC)--selon laquelle leur differend serait soumis a un arbitre (6). Fait a souligner, le spectre d'une loi speciale de retour au travail a dans ce cas ete souleve moins d'un mois apres que la Cour supreme ait reconnu une protection constitution nelle au droit de greve dans l'arret Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan (7).

La recurrence des lois de retour au travail force la remise en question de la place qu'elles occupent a l'heure actuelle dans l'encadrement juridique des rapports collectifs de travail. Les differents regimes legislatifs applicables a ces rapports dans les provinces canadiennes et sur le plan federal sont inspires du modele americain prenant sa source dans le Wagner Act de 19357 (8), qui privilegie la negociation collective comme mode de fixation des conditions de travail des salaries, promouvant ainsi l'autonomie collective des parties (9). Les lois de retour au travail entrent donc en contradiction avec la philosophie propre a ces regimes puisqu'elles interrompent non seulement les greves en cours, mais affectent egalement tout le processus de negociation des conventions collectives s'y rattachant. De surcroit, elles peuvent imposer aux parties en conflit les conditions de travail qui leur seront applicables. Comment interpreter la frequence de ces lois? Quels sont les motifs invoques au soutien de leur adoption? Les lois de retour au travail sont-elles indicatrices d'un besoin de rajustement des lois applicables aux rapports collectifs de travail? Dans une premiere partie, les lois de retour au travail seront analysees en fonction de l'encadrement legislatif general des rapports collectifs de travail. Le portrait d'un echantillon de lois de retour au travail sera d'abord presente et les enjeux institutionnels poses par ces lois seront ensuite discutes.

Au-dela de leur relation avec les regimes legislatifs propres aux rapports collectifs de travail, les lois de retour au travail soulevent d'importantes questions constitutionnelles. En effet, depuis l'arret BC Health Services rendu en 2007 par la Cour supreme du Canada (10), la liberte d'association protegee par l'alinea 2(d) de la Charte canadienne des droits et libertes (11) comprend un droit, a tout le moins procedural, a la negociation collective. Dans l'arret Saskatchewan Federation of Labour, la Cour supreme a elargi davantage la portee de l'alinea 2(d) en accordant une certaine protection a l'exercice du droit de greve. Dans ce contexte, on peut valablement s'interroger sur la constitutionnalite des lois de retour au travail. Dans quelle mesure portent-elles atteinte a l'alinea 2(d) de la Charte canadienne? Dans quelles circonstances une atteinte a l'alinea 2(d) par une loi de retour au travail pourrait-elle etre consideree comme justifiable > selon l'article 1 de la Charte canadienne? Nous etudierons ces questions en fonction de la jurisprudence actuelle sur le sujet.

Au prealable, il nous parait necessaire d'analyser les lois de retour au travail au regard des obligations assumees par le Canada en matiere de droit international du travail, particulierement en fonction des obligations qu'il a contractees a titre d'Etat membre de l'Organisation internationale du travail (OIT). Au cours des dernieres decennies, le Comite de la liberte syndicale (CLS) de l'OIT a emis de nombreuses recommandations a l'egard du Canada qui portaient soit sur la legislation federale, soit sur des lois provinciales, soulignant des manquements au respect de la liberte syndicale et demandant des modifications aux actes legislatifs vises (12). Comme la Cour supreme s'est appuyee sur les conclusions du CLS dans certaines de ses decisions sur la portee de l'alinea 2(d), il importe de bien comprendre les principes degages par le CLS en ce qui a trait aux lois de retour au travail. La deuxieme partie de l'article sera donc consacree a l'analyse des lois de retour au travail a l'aune des droits fondamentaux des travailleurs, a la fois sur le plan international et national.

  1. Les lois speciales de retour au travail et l'encadrement legislatif general des rapports collectifs de travail

    L'expression > designe une forme d'intervention legislative particuliere en matiere de relations collectives de travail. Aux fins de cette etude, sont englobes sous ces termes les actes legislatifs ayant mis fin a un arret de travail en cours et oblige le retour au travail des grevistes, ainsi que ceux ayant empeche le declenchement d'un arret de travail imminent et force le maintien de la prestation de travail, dans les deux cas sous peine de sanctions. Ces lois visent...

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