Le Marchand de Venise: le pari et la dette, le jeu et la loi.

AuthorOst, Francois
PositionWainwright Lecture

The Merchant of Venice is, for good reason, considered to be one of Shakespeare's most legal works, alongside Measure for Measure. At the heart of the debate is the famous penalty clause that Venetian ship owner Antonio allows to be imposed on him by Jewish moneylender Shylock. The clause requires a pound of Antonio's own flesh in the event that he defaults on payment of his loan. Generally called to mind is the monologue by Portia, who pleads for the moneylender's mercy. The play is read as an illustration of an eternal trial between the letter of the law and its spirit, between legal formalism and equity. This lecture questions this traditional interpretation by placing the story back into its socio-historical context: the Venetian casino, the games of seduction and power, and the fact that the adventures are necessarily financed by the Venetian Ghetto. Yet, in addition to legal analysis and sociological decoding, an anthropological reading of Shakespeare's work is warranted. The Merchant of Venice can be understood as a clash between radicalized legal passions. For Shylock, the promissory note, containing the famous penalty clause, presents itself as an opportunity to finally quench his thirst for vengeance, fueled by age-old resentment. For Antonio, a diehard gambler, any transaction is an opportunity to go for broke and to preemptively turn misfortune to his advantage. After all, how could a Venetian ship owner lose to a Jewish moneylender?

Le Marchand de Venise est tenu, a raison, pour une des pieces les plus juridiques de W. Shakespeare, avec Mesure pour mesure. Au coeur du debat, la fameuse clause penale que l'armateur venitien Antonio se laisse imposer par le preteur juif de la place, Shylock : une livre de chair prelevee sur son propre corps, en cas de defaut de paiement. On en retient generalement la tirade de Portia plaidant en faveur de la misericorde (mercy) du preteur. Et on lit la piece comme l'illustration du proces eternel entre la lettre et l'esprit, le formalisme juridique et l'equite. La presente contribution entend discuter cette interpretation traditionnelle en replacant l'intrigue dans son contexte sociohistorique : le casino venitien, ses jeux de seduction et de pouvoir, et le necessaire financement des aventures d'Antonio par le ghetto. Mais au-dela de l'analyse juridique et du decryptage sociologique, c'est d'une lecture anthropologique que releve l'ecriture de Shakespeare. On comprend alors la piece comme un affrontement de passions juridiques radicalisees. Pour Shylock, le billet a ordre, assorti de la fameuse clause, est l'occasion d'assouvir enfin une vengeance nourrie d'un ressentiment seculaire. Pour Antonio, joueur invetere, toute l'affaire est l'occasion de jouer son ultime > et de jouir a l'avance d'une partie de >--car un armateur venitien ne peut pas perdre, n'est-ce pas, face a un preteur juif.

Introduction I. Le grand jeu venitien A. Tenains de jeu : deux camps, trois scenes 1. Deux camps que tout oppose 2. Eldorado, Rialto, ghetto a. Joueurs : quatre personnages principaux i. Bassanio, leger comme le champagne ii. Portia, femme de tete et d'action iii. Antonio, depressif et pervers iv. Shylock, > 3. Enjeux : les mises et les risques 4. > : tours de passe-passe et coups fourres II. Les morales de l'histoire A. Langage B. La comedie des apparences C. L'antagonisme des Juifs et des Chretiens : l'antisemitisme pretendu de la piece D. La confusion entre choses et personnes, aigent et amour III. Lejeudelois A. Approche liistorico-realiste 1. Les sources et le contexte de l'affaire Slivlock v. Antonio 2. Les principaux themes juridiques de la piece a. Testaments et mariages b. Statut des etrangers c. Droit de la procedure d. Le contrat d'emprunt et la clause penale 3. La posterite juridique du Marchand B. Approche de poetic justice Introduction

Le Marchand de Venise est un texte mythique du corpus >, un de ses passages reellement oblige, un de ses paradigmes les plus fameux, bien au-dela du monde anglo-saxon. La tirade de Portia sur la mercy est certainement aussi celebre que le plaidoyer d'Antigone en faveur des lois non-ecrites qui ne datent ni d'aujourd'hui, ni d'hier (1).

Et pourtant, cette piece ne cesse de susciter les interpretations les plus contradictoires, comme si le genie shakespearien de l'ambivalence atteignait ici des sommets. Comedie ou tragedie? Shylock est-il un monstre ou une victime, la piece exalte-elle un au-dela ideal du droit ou denonce-telle l'hypocrisie des beaux sentiments? On voudrait evoquer d'entree de jeu, pour s'en convaincre, deux exemples d'interpretations > tres eloignees de celles qui seront developpees dans cette etude.

Celle de John Russell Brown, par exemple, prefacier de l'edition critique anglaise de 1955 (2), qui soutient ceci :

Lorsque Shylock et Portia sont face a face dans la scene du jugement, ils representent [ ... ] les notions universelles de l'envie et de la generosite, et ils parlent, l'un pour ceux qui en toutes choses reclament leur du, l'autre pour ceux qui, par amour, sont prets a tout hasarder. (3) Et plus loin : > (4). Nous verrons de quelle nature est cet amour >. Et il n'est pas interdit de sourire, par anticipation, de la part de ces dons > dans le chef de ces Venitiens qui nous paraissent passes maitres dans le jeu de dupes.

C'est un meme idealisme qui fait ecrire a Richard A. Posner qu'en > (5) ... nous ne tarderons pas a etre edifies par la conception venitienne de l'equite (6).

De toute evidence, cette piece, qui ne cesse d'evoquer les apparences trompeuses, egare des generations de critiques, et personne ne pourra se targuer de detenir la fin de l'histoire; au moins nous voila avertis et mis en garde a l'egard d'interpretations unilaterales qui n'integreraient pas la complexite du propos shakespearien. Raison de plus, certainement, pour avancer avec prudence et accorder au texte la plus extreme attention. Dans cette introduction, on se propose d'aborder successivement les dates d'ecriture et de mise en scene de la piece, le resume de l'intrigue, et enfin les sources d'inspiration de Shakespeare.

Les specialistes s'interrogent sur la date exacte d'ecriture de la piece, sans doute entre 1596 et 1598; une certitude cependant : elle est inscrite au Registre des Libraires le 22 juillet 1598. On ignore quand eurent lieu ses premieres representations; on est certain, en revanche, qu'elle fut reprise en 1605 sous le regne de Jacques Ier. La piece n'a cesse d'etre jouee depuis, moyennant cependant des adaptations parfois tres eloignees, presentant tour a tour le personnage de Shylock comme tragique ou comique, noble ou scelerat.

Comme souvent chez Shakespeare, l'intrigue est complexe, multipliant les lieux et les personnages, croisant les scenarios, dedoublant voire triplant les situations (les mariages, notamment), et finalement rapprochant le tout dans de fascinants jeux de miroirs et de troublantes mises en abime.

L'intrigue se deroule simultanement sur deux scenes, la merveilleuse campagne de Belmont oU regne la belle Portia, et le Rialto de Venise, centre anime des affaires. L'erreur de beaucoup de commentaires juridiques a cet egard est d'occulter Belmont et de ne retenir que Venise, en focalisant l'attention sur l'emprunt des 3 000 ducats assorti de la fameuse clause penale, avec le proces a rebondissements que son execution va susciter. L'intrigue amoureuse qui a Belmont pour decor et Portia pour heroine presente cependant un egal interet des lors qu'on y retrouve la meme intrication de sentiments, d'interets et de rapports de force que dans le chaudron venitien. Mieux, le passage incessant d'une scene a l'autre subvertit a la fois la logique des sentiments censes prevaloir sur la scene campagnarde et la logique du droit et des affaires censee prevaloir a Venise. Ce double jeu nous met sur la piste de la cle de l'intrigue et doit donc etre suivi attentivement.

L'acte I expose les premisses de l'action. On y apprend que Bassanio, fleuron de la jeunesse doree de Venise, entreprend de seduire Portia. Toujours a court d'argent pour mener sa cour, il se retourne vers son ami (on aurait envie de dire son parrain, au sens de parrain de ce qui nous apparaitra comme >)--le riche Antonio, le marchand de Venise auquel le lie une etrange relation. Il se fait cependant qu'a ce moment Antonio est lui aussi a court de liquidites, ayant expose toute sa fortune--non moins de six navires--dans des aventures maritimes lointaines. Qu'a cela ne tienne! L'usurier juif de la place, Shylock, s'offre a lui avancer les 3 000 ducats. Les deux hommes cependant se detestent : Antonio n'a cesse de vilipender ce > qui prete a interet alors que luimeme ne daigne pas s'abaisser a en reclamer, pas plus qu'il ne consentirait a en payer. Contre toute attente (et pour des raisons qu'il nous faudra discuter) Shylock accepte cependant le marche; il avance la somme convenue, et renonce aux interets; tout juste, > (7), comme le note la traduction de Francois-Victor Hugo, exige-t-il de prelever une livre de chair de son debiteur au cas oU celui-ci serait en defaut de s'executer au jour de l'echeance du billet. Antonio y consent et le contrat est passe devant notaire.

Nous sommes ensuite transportes a Belmont ou la belle Portia expose a sa suivante Nerissa l'etrange mise en scene que son pere defunt a prevu pour regler la question de son mariage et de sa dot : la main de la jeune femme appartiendra a celui de ses pretendants qui decouvrira son portrait, lequel est dissimule dans un des trois coffrets, respectivement d'or, d'argent et de plomb, qui sont proposes a la sagacite des jeunes hommes.

L'acte II concentre d'abord l'interet sur la curieuse loterie de Belmont (seront successivement econduits le Prince du Maroc qui a choisi a tort le coffret d'or, et le Prince d'Aragon qui s'est determine en vain pour l'argent), pour se focaliser ensuite sur la triste demeure de Shylock que tous semblent vouloir quitter. Ce sera d'abord son...

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