La philosophie politique et le code civil du Quebec: l'exemple de la notion de patrimoine.

AuthorRicard, Laurence
PositionII. Le patrimoine: une conception de la personne et de la propriete A. Une conception du sujet de droit 2. Le patrimoine comme volonte en puissance through Conclusion, with footnotes, p. 668-693
  1. Le patrimoine comme volonte en puissance

    Si la conception economique de l'individu joue un role si essentiel dans le Code civil, c'est parce que le pouvoir economique y est concu comme l'expression d'un element fondamental de la nature humaine : la volonte de la personne. La predominance de la conception volontariste de la personne est coherente avec l'approche individualiste et subjectiviste d'inspiration kantienne qui fonde les principes actuels du droit civil (87). Par consequent, le principe de l'autonomie de la volonte est l'un des elements cruciaux de definition de la personne dans le Code (88). Cette caracteristique est probablement la plus saillante dans le droit des contrats, ou la creation des normes juridiques privees se fonde sur l'accord des volontes des parties au contrat (89). Elle se trouve aussi au fondement du droit des obligations extracontractuelles, ou la persistance de la notion de faute exprime le lien logique entre la volonte et la responsabilite (90). Regle generale, le fait qu'on ne puisse etre civilement responsable que si l'on a commis une faute implique que la responsabilite ne peut qu'emaner d'une utilisation jugee moralement reprehensible sur le plan de la volonte individuelle. La possibilite d'une faute de negligence n'est pas, comme on pourrait le croire, un contre-exemple a cette conception volontariste de la faute. Si on peut commettre une faute sans en avoir l'intention (et donc sans acte positif de volonte), c'est que le droit presuppose que dans cette situation, une personne raisonnable aurait manifeste une certaine volonte morale et pose un acte qui aurait pu prevenir le prejudice. De meme, la responsabilite civile pour les objets, les mineurs ou les employes n'a de sens que dans la mesure ou l'on suppose que la personne a le pouvoir d'exercer sa volonte de maniere a eviter le prejudice subi par le biais de la chose ou la personne sous son controle (91). L'exception de la force majeure enoncee a l'article 1470 CcQ montre bien que la notion de controle joue un role important dans la conception de la responsabilite civile. La volonte individuelle n'est donc pas uniquement un pouvoir de la personne, elle s'erige aussi parfois en devoir. Dans tous les cas, elle est la source des obligations juridiques (92).

    La conception de la volonte qui traverse le Code est--a l'instar de la tradition philosophique qui l'a vu naitre--rationaliste. En effet, l'autonomie de la volonte se justifie par l'idee kantienne selon laquelle le sens moral decoule de l'aptitude a la rationalite. Cette domination du rationalisme apparait autant dans la possibilite de se lier par contrat que dans l'evaluation de la faute qui mene a la responsabilite civile. Dans les deux cas, la rationalite individuelle est presupposee au sein de l'acte de volonte qui engendre l'obligation juridique. Une telle vision des actes juridiques laisse de cote le contexte social, politique, culturel ou simplement circonstanciel contre lequel la volonte s'exerce pour se concentrer sur la responsabilite individuelle, justifiee par l'aptitude a la rationalite que l'on presuppose chez la personne juridiquement capable. Cette conception rationaliste de la volonte est d'ailleurs confirmee par les limites de la capacite juridique. La capacite juridique est aujourd'hui presumee chez tous (93), mais la capacite d'exercice peut etre restreinte pour les mineurs et les majeurs inaptes (94). Cette restriction est due, entre autres, a la presomption que ces personnes ne possedent pas les facultes de rationalite suffisantes pour exercer une volonte eclairee. Par exemple, le fait que le mineur soit en mesure d'exercer certains de ses droits selon les circonstances depend entre autres de sa faculte de discernement (95). L'inaptitude du majeur, elle, ne decoule pas necessairement de son etat mental, puisque l'incapacite physique a exprimer sa volonte peut en etre un motif (96). Cependant, les suites > peuvent mener a l'inaptitude, dans la mesure ou l'on suppose que ces evenements inhibent la capacite a exprimer une volonte reelle (97). La volonte n'est donc consideree authentique que lorsqu'elle est l'expression d'une conception historique de la rationalite > humaine.

    Le patrimoine est, dans le Code civil, le moyen d'expression de la volonte et, par consequent, de la rationalite et de l'independance des individus. C'est par l'alienation des biens (la capacite d'alienation--Yabusus--liee a la propriete), et l'utilisation du patrimoine a titre de gage pour engager sa responsabilite contractuelle ou civile que la personne met juridiquement en oeuvre sa volonte. Parce que le patrimoine lui permet d'etre proprietaire, de s'engager dans un contrat, de repondre de ses obligations civiles, le patrimoine donne au sujet de droit son pouvoir juridique effectif. Le fait que chaque personne soit titulaire d'un patrimoine est donc une facon de representer la potentialite de la mise en oeuvre de sa volonte. La personne est engagee dans tous ses rapports juridiques par la mediation de son patrimoine. Comme l'explique Frederique Cohet-Cordey, la personnalite juridique ne peut pas exister sans patrimoine, puisque c'est lui qui permet de s'approprier des biens autant que de repondre de ses actes : > (98). La capacite juridique et le patrimoine sont donc les deux facettes du sujet de droit decrit par le Code civil : la premiere lui reconnait le droit d'agir selon sa volonte et la deuxieme lui donne la possibilite de la mettre en oeuvre dans ses relations avec les choses et les autres personnes.

    En ce sens, le patrimoine est une expression de la volonte en puissance de l'individu et, a travers lui, le droit civil reconnait une valeur morale au principe de rationalite qui fonde la conception de la capacite juridique. Il participe donc d'une conception de la propriete comme expression de l'independance individuelle, c'est-a-dire que, comme concept juridique, il permet a l'individu d'affirmer sa volonte individuelle et donc d'etre un agent pouvant poser des actes independamment de la volonte des autres.

    1. Le patrimoine comme conception des liens sociaux

    Si le patrimoine est au fondement d'une conception de la propriete comme capacite d'exercer sa volonte et donc de mettre en oeuvre un ideal d'independance individuelle, il trace aussi par le fait meme une carte des liens sociaux. Puisque le patrimoine est le moyen par lequel le droit civil conceptualise le rapport de la personne aux choses et a autrui, il faconne d'une maniere determinante les parametres qui encadrent les rapports sociaux. La conception de l'individu qui est vehiculee par la predominance du concept de patrimoine dans le droit civil quebecois a donc des ramifications importantes dans la facon de considerer le partage des richesses, la distribution des biens et, consequemment, la justice sociale. Dans la tradition juridique civiliste, deux types de droits patrimoniaux sont distingues : les droits reels, qui font reference au rapport entre la personne et les objets materiels (qui inclut la propriete et ses demembrements) et les droits personnels, qui referent au rapport d'obligation entre deux personnes. Nous suivrons donc la division classique entre droit des biens et droit des obligations, en evaluant d'abord le rapport entre patrimoine et propriete, pour comprendre les liens entre le patrimoine et la propriete privee en droit civil et, ensuite, en s'attardant au role du patrimoine dans les obligations contractuelles et extracontractuelles, afin de comprendre comment la notion juridique du patrimoine definit la conception des rapports sociaux.

  2. Le patrimoine et la propriete privee

    Le droit de propriete est au coeur de la notion de patrimoine. L'article 2 du CcQ, qui consacre le lien entre la personnalite juridique et le patrimoine, ne definit pas ce dernier. En fait, le patrimoine ne figurait pas au Code civil du Bas-Canada. Les rapports du patrimoine aux biens et au droit de propriete demeurent donc des constructions de la doctrine, et ne sont reconnus dans le droit positif que de facon indirecte. Si le patrimoine est >", il faut comprendre par cela que le patrimoine est la collection de droits de propriete qu'une personne detient sur des choses. Le terme > suppose la propriete des choses (100), alors que le patrimoine, par l'adequation des biens a la personne, implique la propriete privee. Une telle conception suppose que, contrairement a ce qu'ont avance plusieurs auteurs, l'actif du patrimoine n'est pas compose indifferemment de droits et de biens, mais plutot uniquement de biens (101). Comme le souligne Muriel Fabre-Magnan, le droit de propriete ne figure pas dans le patrimoine, mais explique la relation au sein du patrimoine entre la personne et la chose (102). De la meme maniere, l'actif du patrimoine ne contient pas indistinctement des biens et des droits, mais plutot, il contient les objets attendus de l'exercice des droits detenus par la personne, qui sont potentiellement des biens (103). Par exemple, si j'ai conclu un contrat de service pour lequel je dois etre remuneree, une fois que j'ai accompli le geste de service prevu au contrat, mon patrimoine est enrichi de la remuneration attendue pour mon acte. De la meme maniere, si quelqu'un me porte prejudice en engageant sa responsabilite civile, alors mon patrimoine contiendra l'objet potentiel du droit de reparation que je possede, soit les dommages-interets qui me sont dus. Tel que l'explique Fabre-Magnan :

    En realite, l'objet attendu de l'exercice des droits n'est [...] lui-meme qu'une chose (de l'argent par exemple), mais seulement en puissance, potentiellement. Ce produit sera reellement une chose lorsque le droit sera realise par son titulaire. En attendant sa realisation, un droit ne figure dans le patrimoine qu'en tant que valeur representant le produit attendu de ce droit. Ainsi, on peut conclure que le patrimoine ne comprend que des choses, meme si ces choses peuvent etre de nature et d'origine fort diverses (104)...

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