De La Politique, De La Science Et De La Technique En Droit Civil Et En Droit Administratif Francais: Scolies sur un discours savant.

AuthorPimont, Sebastien

I.

L'ouvrage redige par Christophe Jamin et Fabrice Melleray s'intitule Droit civil et droit administratif : dialogue(s) sur un modele doctrinal (1). Il s'agit d'une correspondance entre deux professeurs francais : l'un de droit prive, l'autre de droit public. Il se compose d'envois electroniques : un commerce savant hors le mouvement des postes. Deux voix, deux pensees et deux traditions s'y donnent a lire a propos de l'histoire de deux disciplines juridiques : le droit civil et le droit administratif. Cette correspondance etait des l'origine destinee a etre publiee sous la forme d'un livre. A faire corps. Voila qui est fait.

D'emblee, une idee s'impose, trahissant une impression de lecture. Cette correspondance est intempestive. Alors qu'agaces par le tournant global (prononcer > en bon francais), la plupart des juristes locaux travaillent pour deconstruire ce qu'en droit la nation est, afin de depasser un flot de pensees stato-centrees et se debarrasser de clivages famibers (par exemple, droit civil/common law), lire cette correspondance invite a interroger la complexite de leurs origines--de notre identite. L'ouvrage rappelle ainsi aux juristes francais qu'une fraction (la moitie!) de celles-ci est toujours pour chacun d'eux dans l'ombre. Qu'un clivage traverse, transperce meme, leur propre culture. L'ouvrage invite chaque juriste a decouvrir un autre lui-meme, un autre en lui-meme : celui qui, au-dela d'une invisible frontiere, le regarde, le lit parfois et pourtant ne le comprend pas toujours. Parcourir cette correspondance autorise les juristes francais a saisir une tradition toujours pensee par moitie. Et, y parvenant, d'etre etrangers a eux-memes. Cela permet aussi d'eclairer une sorte d'inconscient collectif francais. Un inconscient qui n'est pas l'infantile en nous--l'enfance du droit. Mais plutot (en songeant aux mots de Bourdieu lus par Pierre Bergounioux (2)) une histoire commune presente dans la structure objective des individus parlant et pratiquant le droit ainsi que dans leur subjectivite. La correspondance Jamin-Melleray informe (de) cette histoire. Elle la donne a lire.

La lire donc. Et immediatement discerner une hypothese formulee par ses auteurs :

[M]eme si [les] points de depart ne sont pas tout a fait identiques [...], ni leurs thematiques [...] ou leurs references intellectuelles [...], [l]es manieres de penser [des civilistes et des administrativistes] ont quelque chose en commun qui s'ordonne autour d'un certain primat de la technique et de la systematisation, de l'exclusion du politique et d'une mefiance a l'egard des sciences sociales (3). Une telle hypothese localise les > des juristes par rapport a l'action politique et au champ scientifique. Elle fait ainsi apparaitre un > qui est, en France, le modele doctrinal (4). Un modele dont le recit est livre en trois episodes : sa construction (des debuts de la IIIe Republique au milieu des annees 1930); son deploiement (des annees 1930 aux annees 1970) et enfin sa possible remise en cause (depuis les annees 1970). Avant d'exposer une telle hypothese, de la discuter et ainsi d'aller au coeur de la correspondance, il faut, s'attardant sur sa forme, dire sur deux ou trois choses.

En premier, evoquer son ecriture. Les materiaux utilises sont les textes des civilistes et des administrativistes : ceux d'universitaires et de praticiens, souvent importants, reconnus, qui, durant ces trois periodes, ont >. L'echange epistolaire s'inscrit ainsi dans une litterature. On est alors frappe par l'erudition de ses auteurs. Chaque courrier, appelant reponse, converse avec une multitude d'autorites. Le sous-titre de l'ouvrage prend tout son sens : un dialogue se noue entre les deux epistoliers (leur > a proprement parler) et chacune de leur lettre tisse des hens avec un vaste corpus savant (traites, manuels, articles de melanges, articles de revue, notes et commentaires sous arrets, theses, monographies, conclusions d'avocat generaux, etc.). L'addition des courriers compose finalement un recit de la pensee juridique francaise--ou meme parfois, plus largement, une histoire des relations entre droit civil et droit administratif. De lettre en lettre, de question en reponse, d'affirmation en hesitation, de convergente en desaccord, l'histoire intellectuelle et politique d'une communaute se decouvre. Une histoire a la surface de laquelle une pate humaine, des passions, des luttes et de la chair affleurent. Trois ou quatre generations de savants prennent ainsi vie et parole. Bref, lisant cette correspondance, l'unite du modele doctrinal depeint par les auteurs se donne a voir; un modele qui se nourrit de citations, de references, de mythes et d'anecdotes; un modele qui offre logiquement un horizon de sens a ceux-ci, sans les eclipser, au plus grand plaisir du lecteur.

Compte tenu de la methode choisie, un certain nombre de postulats ne sont pas discutes dans l'ouvrage : un recit n'est pas une enquete sociologique ni un travail d'archives. Ainsi, les auteurs ne s'interrogent pas sur le principe meme d'une comparaison entre les travaux de la doctrine en droit administratif et en droit civil. Il n'est pourtant pas certain, tout du moins lors de la premiere periode evoquee (debut de la IIIe Republique--1930), que les deux litteratures soient comparables. D'un cote, il y a des textes appliquant un langage herite du droit romain (le droit civil) grace auquel depuis le XIe siecle l'Occident nomme les choses du droit--une dogmatique au sens fort du terme. De l'autre se trouve une technique derivee de ce langage (exceptions par rapport a un principe) : des instruments et institutions mobilises par un juge special afin d'assurer progressivement que l'administration soit bonne. Ajoutons que d'un cote et de l'autre de la Seine, >. Toutefois, en depit de ces objections, la correspondance parvient a montrer que, dans l'application et l'etude du droit, une methode proche s'impose. Elle en saisit la realite a travers un > quelle nomme > et a laquelle elle donne forme--a ce propos, l'usage des tableaux, reduisant une realite complexe en quelques signes, est particulierement utile. Partant, il n'est pas simplement question pour Christophe Jamin et Fabrice Melleray de mesurer l'existence de ressemblances (et de dissemblances) culturelles, esthetiques et ideologiques entre doctrines privatiste et publiciste. Leur correspondance saisit plus largement des representations, des operations et des instruments communs, sans occulter les differences, employes par les juristes dans l'application et la connaissance du droit. Elle offre ainsi a voir, tout a la fois, un processus qui autorise les juges a rendre des decisions hors tout mobile politique apparent. Mais aussi un procede legitime de connaissance de ces decisions permettant aux universitaires et aux praticiens, dans l'ordre administratif et civil, de rendre compte avec autorite de ce qu'est le droit sans appliquer les regles des sciences sociales. Bivalent (principe d'action et regle de comprehension), ce modele est aussi interdisciplinaire, embrassant l'art civiliste et administratif. Il appartient a ce que nous pourrions nommer une theorie du droit francais, une theorie a l'equilibre entre une pensee politique du droit et une epistemologie de la science juridique.

En l'espece, cette theorie est l'exposition litteraire de pratiques savantes. C'est-a-dire d'un recit qui, par un choc en retour, legitime de telles pratiques. Ceci pose, allons plus loin en nous interessant a l'intrigue d'un tel recit. Selon ses auteurs, comme nous l'avons deja dit, les pratiques savantes des juristes reposent sur le > (5). En prenant le risque de simplifier a l'extreme la riche et subtile correspondance entre Christophe Jamin et Fabrice Melleray, de la trahir meme, essayons d'abord de comprendre ce qu'il faut entendre par la.

II.

Le contexte dans lequel s'affirme le > est celui de la premiere periode--un moment de doute vis-a-vis de la loi, de l'Etat et de la Republique (6). On y assiste a la montee en puissance de l'autorite des interpretes au detriment du legislateur et de l'administration. L'empire de la technique (la correspondance parle d'> (7), de > (8) ou encore de > (9)) peut alors etre presente comme une reponse aux objections politiques et scientifiques (B) elevees dans le sillage de l'avenement de la jurisprudence (A).

A.

Des les premieres pages de la correspondance, un personnage incontournable entre en scene : la jurisprudence; elle sera l'une des heroines du recit : d'abord > puis > (10). Une heroine dont la particularite est d'avancer masquee. Son corps de papier camoufle les etres de chair qui, derriere son confortable paravent, agissent : disent, ecrivent ce que doit etre le droit, le font evoluer. La correspondance permet d'entrevoir une telle arriere-scene; et, ainsi, de deviner les acteurs reels de la transformation du droit : de quoi celle-ci est faite.

Reprenons deux ou trois idees banales afin d'installer le decor. L'avenement de la jurisprudence correspond a un enrichissement des sources du droit; de toutes ses sources : materielles comme formelles. Avec elle, le discours doctrinal trouve un souffle nouveau, une legitimite inedite. Prenant pour objet les considerants du Conseil d'Etat et les at tendus de la Cour de cassation afin de les systematiser, de les exposer dogmatiquement (decouvrir les principes), la doctrine entremele son discours a l'evolution sociale. Elle inscrit son propos technicien dans l'air de son temps. La force de son logos se conjugue avec celui de l'histoire. Tres concretement, les juges (administratifs comme judiciaires), accomplissant leur tache quotidienne, offrent une matiere d'encre changeante, echos des cahots sociaux, prete a l'interpretation. Quant au travail des juristes, demeurant identique a celui qu'il a toujours ete, il se metamorphose pourtant. Des genres litteraires nouveaux sont inventes. Apparaissent des arretistes et des ouvrages consacres aux >, d'abord en droit civil...

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