La protection contre l'auto-incrimination testimoniale au Canada et le droit quebecois: quoi protege qui?

AuthorWalker, Kiel

Table des matieres I. INTRODUCTION II. SURVOL HISTORIQUE DE LA PROTECTION CONTRE L'AUTOINCRIMINATION TESTIMONIALE A. La contraignabilite du temoin en Angleterre et au pays de Galles B. L'evolution de la protection au Canada 1. Common law 2. Loi sur la preuve au Canada 3. Charte canadienne (a) L'article 7 de la Charte canadienne (b) L'article 13 de la Charte canadienne III. III. L'EVOLUTION JURISPRUDENTIELLE DE LA PROTECTION CONTRE L'AUTO-INCRIMINATION TESTIMONIALE A. Le beneficiaire du droit B. Le temoignage volontaire de l'accuse au proces C. Le temoignage force du temoin D. Le temoignage dans d' > E. L'interpretation restrictive du > de l'article 13 de la Charte canadienne F. L'epuration des regles actuellement applicables au Canada G. L'attenuation de l'importance des > IV. L'AUTO-INCRIMINATION TESTIMONIALE ET LES INSTANCES CIVILES QUEBECOISES A. La Charte quebecoise B. Les commissions d'enquete C. Les procedures en droit civil et la > en chambre de la jeunesse D. L'assignation de temoigner et la suspension des procedures 1. Les commissions d'enquete 2. Le droit penal reglementaire V. CONCLUSION I. INTRODUCTION

Par le passe, plusieurs mecanismes legislatifs et jurisprudentiels ont ete instaures pour s'assurer que le temoignage recueilli devant des instances civiles et criminelles soit complet et sincere. Depuis l'entree en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertes (1) (ci-apres >) en 1982, la Cour supreme du Canada fut appelee a de nombreuses reprises a interpreter la portee des dispositions consacrant une protection contre l'auto-incrimination testimoniale. L'arret Nedelcu (2) est la derniere en liste d'une veritable saga judiciaire autour de cette question.

Au Quebec, plusieurs juridictions travaillent en parallele avec les mecanismes de poursuite criminelle, tels que les commissions d'enquete et les instances civiles et reglementaires. Ces tribunaux judiciaires et quasi-judiciaires occupent une place de plus en plus importante dans notre societe et servent des buts bien differents des instances criminelles. L'interaction entre ces juridictions peut engendrer certaines complications en lien avec la mise en Luvre de la protection contre l'auto-incrimination.

Compte tenu du nombre croissant de ces nouvelles juridictions civiles, penales et administratives, cet article se veut une analyse pratique de l'etat du droit sur la protection contre l'auto-incrimination testimoniale au Canada depuis l'instauration de la Charte canadienne.

Cette recherche est divisee en trois sections : (1) un bref survol historique de la protection contre l'auto-incrimination testimoniale ; (2) l'evolution jurisprudentielle de la protection contre l'auto-incrimination testimoniale a travers douze decisions de la Cour supreme ; et (3) l'impact des declarations forcees et la protection contre l'auto-incrimination devant les instances civiles quebecoises. Pour bien comprendre l'evolution de cette protection, commencons par jeter un coup d'Lil sur son histoire qui nous provient de l'Angleterre du XVIIe siecle. 1 2

  1. SURVOL HISTORIQUE DE LA PROTECTION CONTRE L'AUTO-INCRIMINATION TESTIMONIALE

    1. La contraignabilite du temoin en Angleterre et au pays de Galles

      La protection contre fauto-incrimination telle que nous la connaissons aujourd'hui au Canada tire ses racines de la common law anglaise. Son origine exacte demeure nebuleuse comme en temoigne le juge Frank Iacobucci de la Cour supreme du Canada (3). Pour l'auteur John Henry Wigmore, cette protection serait indirectement apparue au XVIIe siecle en Angleterre a travers une decision (4). A cette epoque, la societe civile anglaise se trouvait dans l'ebullition de la Renaissance, ou la liberte individuelle prenait une importance capitale. Les Anglais etaient las des pratiques des tribunaux de la Chambre etoilee ainsi que de la Court of High Commission, de meme que du systeme de mise en accusation alors en place (5). En effet, les prevenus faisaient face a des accusations imprecises et non communiquees a l'avance (6). De plus, ils etaient contraints de comparaitre--sans serment (7)--devant un tribunal qui les faisait parler dans le but de les pieger. Un exemple celebre de ce phenomene est le proces de John Lilburn et John Wharton, en 1637. Les deux furent accuses d'avoir imprime et fait circuler des livres sans permis. Lors de son proces, M. Lilburn a repondu au tribunal :

      I am not willing to answer you to any more of these questions, because I see you go about by this examination to ensnare me; for seeing the things for which I am imprisoned cannot be proved against me, you will get other matter out of my examination; and therefore, if you will not ask me about the thing laid to my charge, I shall answer no more (8). Bien que ces paroles de M. Lilburn ne puissent constituer a proprement parler la naissance de la protection contre l'auto-incrimination, mais bien une denonciation des methodes d'accusation vagues utilisees a cette epoque, ce manifeste explique en partie le developpement de cette protection, en reponse au caractere vague des accusations portees (9). D'ailleurs, la chambre etoilee fut abolie en 1641 par l' Habeas Corpus Act 1640 (10), loi adoptee peu de temps apres le proces de John Lilburn.

      La protection contre l'auto-incrimination testimoniale est devenue plus complete avec l'ecoulement du temps (11). Selon l'auteur John Langbein, cette protection s'est cristallisee en common law vers la fin du XVIIIe siecle et decoule en partie de la montee en importance de la procedure contradictoire, et non seulement du contexte social anglais (12). En 1882, le privilege de ne pas s'incriminer a ete repris dans Lamb v Munster, decision maintes fois citee pour appuyer ce privilege de common law (13). Le juge Stephen y ecrit que le privilege serait octroye au temoin s'il repond : > (14). Ce privilege ainsi degage par la jurisprudence anglaise a accorde au temoin le droit de ne pas repondre aux questions qui pourraient tendre a l'incriminer. Cependant, pour faire valoir cette protection, il fallait alors que le temoin l'invoque en refusant prealablement de repondre a la question.

      Ce privilege de la common law, permettant au temoin de refuser de repondre aux questions qui risquent de l'incriminer, a ete progressivement etabli a la suite de pressions publiques faites a l'encontre d'un systeme injuste et abusif. Il est interessant de noter qu'a l'heure actuelle, les tribunaux anglais et gallois fonctionnent toujours avec ce privilege de la common law (15). Le Parlement de Westminster n'a d'ailleurs jamais codifie ou modifie cette regle qui reste fidele a ses origines (16).

    2. L'evolution de la protection au Canada

      1. Common law

        Les regles applicables au Canada en matiere de protection contre l'auto-incrimination existent grace aux lecons du passe ; le Canada ayant herite du systeme de droit public de l'Angleterre (17). En 1763, la Proclamation royale remplace la Coutume de Paris et instaure le droit anglais. Cette instauration a ete confirmee en 1774 par l'Acte de Quebec qui etablit notamment que le droit criminel demeure celui de l'Angleterre (18). C'est cette combinaison d'evenements qui a mis en place la tradition anglaise de common law au Canada.

        Comme nous l'avons precedemment expose, la common law a etabli qu'une personne forcee de temoigner pouvait refuser de repondre aux questions qui demontraient sa culpabilite (19). Bien qu'en common law, l'accuse etait reconnu inhabile et non-contraignable a temoigner a son propre proces, il existait toujours la possibilite qu'il soit assigne comme temoin pour le proces d'un autre participant a l'infraction (20). Le privilege de common law, qui decoule du principe general interdisant l'auto-incrimination, prevoit que le temoin est protege contre l'auto-incrimination par declaration testimoniale dans le cadre d'un proces (21). Dans l'arret Marcoux, la Cour supreme a rappele que le temoin, traditionnellement, etait protege par le privilege de la common law, et donc qu'il n'avait pas a repondre a une question qui pourrait l'incriminer (22). Cependant, cette regle a ete abolie avec l'entree en vigueur du paragraphe 5(1) de la Loi sur la preuve au Canada (ci-apres la >) (23).

      2. Loi sur la preuve au Canada

        Adoptee en 1893 par le Parlement canadien, la Loi sur la preuve s'avere essentiellement une codification des regles deja existantes en common law. Neanmoins, le Parlement canadien a decide de se departir de ses racines anglaises en matiere de preuve. Le legislateur a effectue certaines modifications, notamment par le biais de l'article 3 qui rend l'accuse habile a temoigner a son proces (24) et du paragraphe 5(1) qui abolit le privilege de common law permettant au temoin de ne pas repondre aux questions qui pourraient l'incriminer (25).

        De plus, le paragraphe 4(6) de la Loi sur la preuve prevoit que > (26). Cette disposition n'empeche cependant pas le juge de faire etat du droit au silence de l'accuse (27). Cela est necessaire lorsqu'il est realiste de craindre que le jury accorde a la decision de ne pas temoigner une certaine valeur probante, en raison, par exemple, d'un commentaire negatif de l'avocat d'un coaccuse sur le silence de son complice (28). Fait a noter, le juge peut neanmoins souligner au jury que la preuve du ministere public n'a pas ete contredite, tout en lui rappelant qu'il n'est pas tenu de l'accepter (29). Dans tous les cas, l'accuse reste inhabile et non contraignable a temoigner pour le ministere public (30).

        Le paragraphe 5(1) a elimine le privilege de ne pas repondre aux questions incriminantes issues de la common law et a plutot cree l'obligation de repondre aux questions. Cet article edicte que :

        Nul temoin n'est exempte de repondre a une question pour le motif que la reponse a cette question pourrait tendre a l'incriminer, ou pourrait tendre a etablir sa responsabilite dans une procedure civile a l'instance de la Couronne ou de qui que ce soit (31). Cette erosion de la protection de la common law n'est...

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