QUEBEC TALKS BACK: NOUVELLES PRATIQUES/LINGUISTIQUES A LA COUR D'APPEL DU QUEBEC.

AuthorFournier, Mireille

Introduction I. La question juridique de la langue des jugements II. Les pratiques linguistiques de la Cour et leur remise en question III. Ouvertures, nouvelles pratiques et debut de la jurisprudence en langue seconde IV. Accentuation d'une mouvance et revendications V. La Cour replique enfin? Conclusion Introduction

> Gershom Sholem, Lettre a Franz Rosenzweig, 1926

A l'ouverture des tribunaux judiciaires, le 5 septembre 2019, l'honorable Nicole Duval Hesler, alors juge en chef du Quebec, annoncait que la Cour d'appel serait dorenavant dotee d'un service de traduction du francais vers l'anglais, dispense par > (1). Selon son allocution, le but de cette nouvelle embauche etait d'augmenter la visibilite des arrets de la Cour d'appel du Quebec, et donc des arguments faconnes par la profession juridique quebecoise, dans le reste du pays ainsi qu'a l'international (2). Si elle va peut-etre de soi aujourd'hui, cette nouvelle pratique de traduction des arrets est l'aboutissement d'une histoire sur la langue des jugements a la Cour d'appel qui n'a pas manque de rebondissements. Cet article en retrace certains elements pour mieux mettre en contexte cette nouveaute. On y constate a quel point la langue des jugements a ete au coeur des reflexions des juristes, non seulement sur le bilinguisme institutionnel ou les droits linguistiques, mais aussi sur le role de la Cour d'appel dans le faconnement d'une tradition juridique pour le Quebec et pour le Canada.

A notre connaissance, c'est une nouveaute au Canada qu'une juridiction d'appel entreprenne de traduire en son sein une portion substantielle de sa jurisprudence sans qu'une disposition legislative ne l'y oblige (3). Certains tribunaux d'appel canadiens telles la Cour supreme du Canada, la Cour d'appel federale et la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick ont en effet l'obligation legale de publier toutes ou certaines de leurs decisions a la fois en anglais et en francais (4). Mais cette initiative de la Cour d'appel du Quebec est d'un tout autre genre. Ce n'est pas une politique de bilinguisme institutionnel visant a respecter les droits linguistiques enchasses dans la Constitution canadienne et a accommoder une minorite linguistique5, mais plutot une volonte de s'exprimer et de faire connaitre sa jurisprudence a d'autres communautes juridiques du Canada et du monde entier (6). La Cour se prete en quelque sorte a un exercice de diplomatie linguistique.

Nous croyons que ce geste diplomatique nous renseigne sur les aspirations poursuivies par certains juges de la Cour et desirons contextualiser leur nouveaute. En effet, plutot que de decrire le droit en matiere de langue des decisions juridiques (7), cet article retrace le contexte historique de l'evolution des pratiques linguistiques a la Cour d'appel du Quebec, un contexte marque par les reactions a l'arret Quebec (PG) c. Blaikie (8), la montee du nationalisme linguistique de la province et le travail et la vision de certains juges. L'article detaille egalement le contexte contemporain, en colligeant et en commentant certaines statistiques sur l'emploi des decisions de la Cour d'appel a l'exterieur du Quebec. Cela vise a illustrer la pertinence actuelle de l'initiative prise par la Cour de traduire ses decisions.

1. La question juridique de la langue des jugements

La question de la langue des jugements a fait l'objet de longs debats et reflexions au Canada, un pays oU nombre d'institutions aspirent au bilinguisme bien qu'il soit toujours imparfaitement mis en pratique (9). Si la Constitution canadienne exprime l'ambition de permettre aux personnes de prendre part au processus judiciaire dans la langue de leur choix (10), elle ne leur garantit pas pour l'instant le droit d'etre comprises (11), non plus que le droit d'obtenir un jugement dans cette langue (12). La langue des jugements se tient aussi en peripherie d'epineux debats de politique judiciaire, comme celui qui entoure la nomination de juges a la Cour supreme du Canada qui ne comprennent pas le francais, et qui se voient toujours oblige e s de faire traduire les jugements et les argumentaires rediges en francais (13). Ces debats sur les langues et le droit au Canada, dans lesquels figurent egalement les langues autochtones (14), continuent a ce jour d'alimenter les passions des juristes et des chercheur se s.

Au milieu de conversations sur la langue des jugements, les pratiques des tribunaux evoluent et se transforment, refletant a la fois les aspirations du legislateur, celles des juges et celles des employees qui y oeuvrent. En plus de respecter les lois qui dictent certaines de leurs obligations, les tribunaux ont le pouvoir d'adopter leurs propres regles et sont libres d'entretenir des discussions internes sur leurs pratiques (15). Les aspirations refletees dans ces pratiques peuvent etre de toutes sortes : mieux respecter les droits des justiciables (et plus particulierement ceux issus d'une minorite linguistique protegee), rendre la justice ou le processus judiciaire plus accessible, ameliorer l'efficiente gestion des dossiers, partager sa production jurisprudentielle avec d'autres et demontrer son ouverture envers certaines communautes en contribuant a leurs conversations sur le droit dans leur langue (16). Quoiqu'elles ne constituent pas un droit formel, ces pratiques des tribunaux et d'autres acteurrices du systeme judiciaire ont neanmoins ete reconnues par plusieurs comme formant un droit > ou > qui persiste jusque dans les systemes normatifs les plus hautement institutionnalises (17). Si, contrairement a la regle de droit, les pratiques sont changeantes, fluides et diversifiees, elles n'en sont pas moins au coeur de ce que l'on pourrait appeler une culture juridique (18), et les tentatives de retracer l'histoire de ces pratiques et normes informelles se multiplient (19).

Avant la naissance des obligations legislatives en matiere de traduction des decisions de certains tribunaux canadiens, la langue des decisions etait pratiquement toujours la langue maternelle du juge redacteur, a part a la Cour supreme du Canada oU les francophones ecrivaient generalement en anglais pour etre compris de leurs collegues (20). Depuis le XIXe siecle, les arrets de la Cour supreme du Canada, pour la plupart rediges en anglais, n'etaient pas traduits (21). Ils demeuraient par consequent inutiles a une certaine proportion de la profession juridique canadienne, soit les juristes francophones non bilingues (22). La traduction des arrets rapportes dans les Recueils des arrets de la Cour supreme n'a commence qu'en 1970. Avant 1970, comme on peut le constater en feuilletant les Recueils, seul le resume de l'arretiste (headnote) etait disponible en francais et en anglais, et encore, pas dans tous les dossiers (23).

Ce changement a ete provoque par l'adoption par le Parlement du Canada de la premiere Loi sur les langues officielles, laquelle etait l'aboutissement du travail de la Commission royale d'enquete sur le bilinguisme et le biculturalisme amorce en 1963 (24). Le premier rapport de la Commission, publie en 1967 (25), avait identifie la question linguistique comme l'un des principaux problemes politiques nes de > (26) et avait propose le bilinguisme institutionnel pour y repondre. Si cette loi n'obligeait pas encore explicitement les tribunaux federaux a faire traduire leurs decisions d'importance dans l'autre langue officielle (27), elle reaffirmait l'aspiration du gouvernement federal de rendre possible l'usage des langues francaise et anglaise devant certains tribunaux et autres organismes federaux (28).

Face a cette nouvelle loi federale sur le bilinguisme, portant notamment sur le recours aux tribunaux, le gouvernement du Quebec a decide de legiferer lui aussi sur la langue. Dans une premiere version de la Charte de la langue francaise adoptee en 1977, expression du nationalisme linguistique de la province de Quebec, il etait prevu que > (29). La loi prevoyait en outre que toute procedure intentee devant les tribunaux de la province soit redigee en francais (30). Enfin, elle prevoyait ce qui suit en matiere de jugements:

13. Les jugements rendus au Quebec par les tribunaux et les organismes exercant des fonctions judiciaires ou quasijudiciaires doivent etre rediges en francais ou etre accompagnes d'une version francaise dument authentifiee. Seule la version francaise du jugement est officielle.

13. The judgments rendered in Quebec by the courts and by bodies discharging judicial or quasi-judicial functions must be drawn up in French or be accompanied with a duly authenticated French version. Only the French version of the judgement is official. (31)

N'ayant apparemment rien change a la pratique de certains juges anglophones de la Cour d'appel decrire leurs jugements en anglais (32), ces dispositions ont ete annulees en 1979 par la Cour supreme dans l'arret Blaikie, deux ans a peine apres leur adoption (33). La Cour supreme a explique qu'elles etaient contraires a l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui affirme le droit d'intenter des procedures en anglais ou en francais dans la province de Quebec (34). Or, s'il a confirme le droit des juges decrire leurs decisions dans la langue de leur choix (35), l'arret Blaikie ne marquait aucunement la fin, mais plutot le debut d'une conversation sur la langue des jugements au Quebec.

Comme nous l'avons suggere, la regle de droit est toujours en dialogue avec les pratiques qui, elles, forment un droit implicite, beaucoup plus souple et nuance (36). Ce sont ces pratiques que cet essai propose d'interroger, une entreprise ardue etant donne leur caractere fluide. Puisque ce texte contextualise la decision relativement nouvelle de la Cour d'appel de traduire ses jugements, nous nous proposons de raconter l'evolution des pratiques dans ce tribunal, plutot que dans tous les tribunaux de la province (37). Nous verrons que cette histoire des pratiques est loin d'etre univoque, et quelle represente plutot le...

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