La reconnaissance de l'autonomie judiciaire autochtone en Colombie: entre reconciliation et convivialite.
Author | Chicoine-Wilson, Charlotte |
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INTRODUCTION
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La lutte des peuples autochtones pour la preservation de leurs cultures juridiques
Malgre la violence de la colonisation et de ses mecanismes de destructuration sociale, plusieurs peuples autochtones conservent a ce jour une culture juridique distincte de celle de l'Etat (1). La resistance des peuples autochtones aux tentatives des puissances coloniales d'annihiler leur capacite a se gouverner eux-memes, y compris en matiere de justice (2), se traduit aujourd'hui par la persistance d'une pluralite de cultures juridiques au sein d'Etats issus de la colonisation. Boaventura de Sousa Santos souligne ainsi a juste titre que << [i]n practice the state never achieved the monopoly of law >> (3), et ce malgre les postulats monistes de la societe dominante selon lesquels il n'existerait pas d'autre droit que celui produit par l'Etat (4)
La coexistence des cultures juridiques autochtones et etatiques demeure neanmoins problematique, la plupart des peuples autochtones vivant encore une situation de subordination vis-a-vis de l'Etat (5). Refusant l'inertie, les peuples autochtones se mobilisent pour faire valoir leur autonomie a l'encontre des velleites toujours coloniales des Etats au sein desquels ils vivent, notamment aupres des instances internationales et regionales (6). Ces luttes trouvent echo dans les revendications menees par les peuples autochtones aupres de leur Etat respectif afin d'obtenir la reconnaissance de leur droit a l'autodetermination, y compris en matiere de justice. En Colombie, cette mobilisation s'est notamment traduite par la reconnaissance de plusieurs droits aux peuples autochtones, dont celui d'exercer des fonctions judiciaires sur leur territoire, lors de la reforme constitutionnelle de 1991 (7).
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La reconnaissance etatique des cultures juridiques autochtones
Plusieurs chercheurs et chercheuses ont souligne l'importance de la preservation des cultures pour les individus et les collectivites (8), certains affirmant la necessite de leur reconnaissance par l'Etat (9). James Tully s'est ainsi interesse a la possibilite d'inclure dans les constitutions modernes la reconnaissance de la diversite culturelle et la possibilite de l'autonomie gouvernementale pour les minorites culturelles, notamment les peuples autochtones (10). Selon Tully, << [u]ne constitution contemporaine peut reconnaitre la diversite culturelle si elle est reimaginee suivant ce qui pourrait etre appele une maniere de prendre en compte la diversite culturelle >> (11).
La reconnaissance etatique, et particulierement celle des droits des peuples autochtones, fait neanmoins l'objet de nombreuses critiques (12). En effet, bien que cette reconnaissance puisse constituer une amelioration en comparaison aux politiques d'assimilation, d'exclusion et de depossession, elle demeure pour plusieurs insuffisante (13). Tully lui-meme souligne le caractere problematique de la reconnaissance constitutionnelle des revendications autochtones, lorsque ces dernieres sont incluses dans les institutions dominantes sans
[r]emise en question du pouvoir des traditions autorisees et des institutions qu'elles servent a legitimer. Par exemple, les demandes faites par les peuples autochtones du monde entier pour qu'on reconnaisse l'egalite de leurs constitutions et traditions, dont plusieurs datent de milliers d'annees avant le constitutionnalisme moderne, sont, quand on leur prete attention, absorbees a l'interieur des traditions et institutions d'origine europeenne, puis subordonnees a elles (14). En ce sens, la reconnaissance tend a reproduire les rapports de pouvoir inegaux entre l'Etat et les peuples autochtones. Selon Glen S. Coulthard, cette politique ne permet pas de transformer les relations entre l'Etat et les nations autochtones de maniere a les sortir du paradigme colonial (15). Selon Coulthard, << left as is, recognition appears to inevitably lead to subjection, and as such, much of what Indigenous peoples have sought over the last thirty years to secure their freedom has, in practice, cunningly assured its opposite >> (16).
Le fait que la reconnaissance s'inscrive le plus souvent dans une logique << par le haut >> est egalement percu comme problematique (17) Selon Jakeet Singh, une telle reconnaissance << tends to be state-centred, universalistic, and normatively monistic, and it regards recognition and se1f-determination as institutional provisions that secure the necessary preconditions or protections for cultural difference >> (18). Cette reconnaissance avant tout symbolique est critiquee, notamment parce qu'elle ne tient pas compte des interets et des enjeux propres aux populations marginalisees (19). De plus, au-dela de ses effets esthetiques, elle ne remet pas en cause les inegalites materielles-la distribution des richesses demeure donc inequitable (20).
Finalement, dans le cas particulier de l'autonomie judiciaire, il n'est pas exclu que la reconnaissance etatique puisse avoir l'effet pervers de miner l'autorite des institutions autochtones. L'anthropologue Esther Sanchez souligne ainsi que ce type de reconnaissance s'accompagne generalement du controle etatique de l'exercice par les institutions autochtones de leurs fonctions judiciaires (2l). Les membres des communautes autochtones peuvent alors demander aux tribunaux etatiques de reviser les decisions des institutions autochtones et remettre ainsi en cause le pouvoir et l'autorite de ces dernieres (22).
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La typologie des sociabilites de Boaventura de Sousa Santos
Malgre la pertinence des critiques formulees a l'egard de la reconnaissance etatique, nous ne souhaitons pas presumer que celle-ci ne puisse pas avoir d'effets positifs pour les peuples autochtones concernes. Selon le sociologue Boaventura de Sousa Santos, il importe en effet de ne pas essentialiser le droit etatique ni de prejuger de ses effets (23). Par consequent, nous avons voulu verifier quels types de rapports entre les cultures juridiques etatique et autochtones sont engendres par la reconnaissance constitutionnelle de l'autonomie judiciaire autochtone en Colombie.
A cette fin, nous avons etudie la Constitution colombienne de 1991 et la jurisprudence subsequente de la Cour constitutionnelle a l'aune de la typologie des sociabilites elaboree par Santos dans son ouvrage Towards a New Legal Common Sense (24). Ce cadre analytique permet de decrire la rencontre de differentes visions du monde au sein d'espaces decrits comme des zones de contact, soit des << social fields in which different normative life worlds meet and clash >> (25).
Dans la zone de contact se formant autour d'un enjeu particulier, chaque vision du monde exprime la conception de cet enjeu qui lui est propre. En ce sens, les zones de contact sont des espaces de rencontre, mais egalement de conflit ou les rapports de pouvoir se manifestent dans l'opposition entre differentes visions du monde. Ces rapports sont parfois particulierement asymetriques--par exemple lorsque les conceptions autochtones de la justice rencontrent celles portees par la culture dominante (26).
Nous nous interessons ici a la zone de contact ou se rencontrent les visions du monde autochtones et etatique autour de la question de la justice en Colombie. L'Etat participe activement a la definition des frontieres et des modalites d'interaction au sein de cette zone de contact, comme en temoignent diverses dispositions constitutionnelles et legislatives, de meme que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle. Nous etudierons donc la maniere dont les actions de l'Etat influent sur la zone de contact et les rapports qui s'y developpent.
Les rapports se nouant dans les zones de contact peuvent s'inscrire dans une logique hegemonique d'exclusion de certaines des visions du monde en presence. A l'inverse, ces rapports peuvent s'averer contre-hegemoniques, lorsque les visions du monde reorganisent leurs relations de maniere plus equilibrees et inclusives. Afin de rendre compte de la diversite des rapports possibles et de leur potentiel hegemonique ou contre-hegemonique, Santos a developpe une typologie des sociabilites qui s'articule autour de quatre poles: coexistence, violence, reconciliation et convivialite (27).
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La sociabilite de la coexistence
Dans le cadre de la sociabilite de la coexistence, ni les echanges ni l'hybridite ne sont favorises, quand ils ne sont pas simplement interdits (28). Santos va jusqu'a comparer cette sociabilite a un << apartheid culturel >>, pour rendre compte de l'impermeabilite quasi totale des cultures l'une envers l'autre, la zone de contact etant caracterisee par une segregation entre celles-ci (29). Notre etude portant sur les interactions entre les cultures juridiques etatique et autochtones, cette sociabilite ne fera pas partie de notre cadre analytique. Cela ne signifie pas qu'il soit impossible de trouver des exemples de coexistence entre les cultures juridiques etatiques et autochtones en Colombie (30). Cependant, nous nous interessons ici au regime juridique etatique entourant l'exercice de l'autonomie judiciaire autochtone, lequel suppose un niveau d'interactions ne correspondant pas a la sociabilite de la coexistence.
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La sociabilite de la violence
La sociabilite de la violence est ouvertement hegemonique, puisque caracterisee par la presence d'une culture dominante pretendant controler completement la zone de contact (31). Pour maintenir ce controle, la culture dominante n'hesitera pas a agir de maniere a detruire ou a marginaliser les cultures non dominantes (32). Cette prise de controle s'effectue notamment par la mise en place d'une << rationalite monoculturelle >> produisant la non-existence de certaines pratiques ou connaissances non dominantes << chaque fois qu'une certaine entite est tellement disqualifiee qu'elle disparait et devient invisible ou qu'elle est defiguree au point de devenir inintelligible >> (33). Ces processus de suppression, de devalorisation et de marginalisation d'univers symboliques, de...
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