Le tribunal des droits de la personne devant la cour d'appel du Quebec : appel a plus de deference.

AuthorSenecal, Sebastien
PositionContinuation of II. Le concept de la specialisation des fonctions B. Les limites de la specialisation des fonctions through Conclusion, with addenda, annex, and footnotes, p. 500-525

Pour justifier en quoi les decisions d'un tribunal des droits de la personne beneficient d'une moins grande retenue judiciaire, le juge La Forest les distingue de celles des arbitres de griefs. En effet, selon lui, un arbitre de grief > (124). Il poursuit en ajoutant :

En outre, la competence d'un conseil d'arbitrage en vertu de la loi s'etend a la question de savoir si une question est arbitrable. Ce qui est tout a fait different de la situation d'un tribunal des droits de la personne, dont la decision est imposee aux parties et qui a une incidence directe sur l'ensemble de la societe relativement a ses valeurs fondamentales (125). Avec egard, l'argument du juge La Forest parait fragile en ce qu'il n'explique pas en quoi les tribunaux des droits de la personne sont moins experts dans leur domaine que ne le sont les arbitres de griefs dans le leur. L'idee sous-jacente vehiculee par la majorite dans l'arret Mossop tend plutot a considerer que les cours de justice disposent d'un monopole a l'egard des questions d'interpretation des regles de droit, surtout lorsqu'elles mettent en jeu certaines valeurs sociales, ce qui est inherent a l'interpretation et l'apphcation des lois sur les droits de la personne (126). Sous ce rapport, l'adoption de la Charte canadienne des droits et libertes (127) n'a certainement pas contribue a releguer l'interpretation des lois sur les droits de la personne a certains organismes puisque les tribunaux de droit commun considerent toute question relative aux droits de la personne comme relevant de leur competence (128). D'ailleurs, le formalisme qui se degage des commentaires du juge La Forest est plutot discutable. Il traite de l'inexistence d'une clause privative dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, isolement du contexte general dans lequel s'insere la decision du Tribunal canadien des droits de la personne ainsi que des objectifs generaux sous-jacents a cette meme loi (129). Dans le contexte des relations de travail, le defaut d'une clause privative ne constitue pas un obstacle dirimant a la retenue judiciaire a l'egard des conclusions de droit qui relevent de l'expertise particuliere d'un arbitre de grief (130). Or, dans le contexte des droits de la personne le defaut d'une telle clause devient, pour la majorite de la Cour, une licence pour intervenir.

Dans sa dissidence, la juge L'Heureux-Dube fait plutot valoir que les tribunaux des droits de la personne doivent beneficier de la retenue judiciaire lorsqu'ils interpretent leur loi constitutive puisque > (131). Cette these, qui transparait de l'ensemble des opinions quelle a signees en ce qui concerne le rapport entre les cours de justice et les tribunaux des droits de la personne, veut que le principe de deference constitue une valeur fondamentale du systeme judiciaire (132). Ce principe trouve son expression non seulement dans l'appreciation des faits, mais egalement dans l'interpretation des lois. C'est un signal pour les tribunaux d'appel qu'ils doivent faire preuve de moderation et de prudence et bien soupeser le contexte et les effets d'une affaire avant d'intervenir. Ce n'est qu'en presence d'une > qui se situe en dehors de l'expertise du tribunal specialise que le principe peut raisonnablement etre ecarte (133).

Certes, les tribunaux des droits de la personne peuvent ne pas etre aussi specialises que d'autres organismes qui detiennent, par exemple, un savoir technique particulier (134). Toutefois, les cours de justice doivent tenir compte du fait que l'un des principaux objectifs justifiant l'adoption d'une loi protegeant les droits de la personne est de renforcer la protection des droits fondamentaux. Pour ce faire, le legislateur a institue des tribunaux specialises dont la principale tache est de disposer de plaintes dans un contexte de droits de la personne et d'interpreter la loi qui releve de cette mission premiere. A supposer que les tribunaux des droits de la personne disposent d'une expertise qui, par comparaison avec celle de certains autres tribunaux speciabses, n'atteint peut-etre pas le meme niveau de sophistication technique, la designation de leurs membres s'explique tout de meme par l'expertise et la sensibilite aux droits de la personne qu'ils ont su developper (135).

En somme, pour une majorite de juges de la Cour supreme du Canada, le concept de la speciabsation des fonctions--qui exige des cours de justice qu'elles fassent preuve de deference a l'egard des conclusions d'un tribunal speciabse, meme en presence d'un droit d'appel--ne semble pas s'appliquer avec autant de rigueur lorsqu'est contestee une decision d'un tribunal des droits de la personne. La doctrine de Dicey selon laquelle les cours de justice sont superieures domine ainsi la pensee majoritaire. Nous croyons cependant que lors de l'exercice d'un controle judiciaire et meme lors d'un appel, il faut aussi tenir compte du contexte dans lequel s'insere la decision et des objectifs globaux de la loi a l'etude. Il faut savoir aller au-dela de la prescription legislative d'une clause privative ou d'un droit d'appel, a defaut de quoi l'intervention judiciaire risque de devenir un automatisme. Reste a voir si l'arret Dunsmuir peut etre le precurseur d'un changement veritable dans le discours de la Cour supreme a l'egard de l'appel des decisions d'un tribunal specialise, particulierement dans le contexte des droits de la personne.

  1. Le concept de la specialisation des fonctions post-Dunsmuir

Dans la partie I, nous avons demontre que la Cour d'appel du Quebec controle generalement les decisions du Tribunal des droits de la personne du Quebec selon la norme de controle de la decision correcte. De fait, la Cour d'appel n'hesite pas a substituer son opinion a celle du Tribunal, et ce, meme a l'egard de l'appreciation des faits. Cet interventionnisme semble a priori en profonde contradiction avec le concept de la specialisation des fonctions developpe par la Cour supreme du Canada a la suite de l'arret S.C.F.P. A travers sa jurisprudence des annees 1990, la Cour a applique, a l'unanimite, les principes du controle judiciaire aux decisions des tribunaux specialises meme dans les cas oU le legislateur avait prevu un droit d'appel. La regle semble claire : il s'agit de rechercher un equuibre entre l'intention formelle du legislateur de reconnaitre une competence d'appel aux cours de justice et l'intention substantielle de ce meme legislateur de creer des tribunaux specialises pour trancher des litiges specifiques. Une majorite de la Cour hesite toutefois a appliquer le concept de la specialisation des fonctions avec autant de vigueur lorsque sont contestees des decisions des tribunaux des droits de la personne. Neanmoins, une majorite de juges leur reconnait une expertise, quoique restreinte, dans l'appreciation des faits en contexte de droits de la personne.

En 2008, dans l'arret Dunsmuir, la Cour supreme s'est penchee sur la methode applicable en matiere de controle judiciaire. Soucieuse de renouveler une demarche qui > (136), la Cour a revu l'essentiel de l'analyse relative a la determination de la norme de controle dans le contexte de la revision judiciaire. La question qui surgit a l'esprit est celle de savoir si la Cour a mis de cote la jurisprudence unanime, nourrie des arrets Pezim et Southam, qui avait pour effet d'appliquer les principes de common law de la revision judiciaire lorsqu'un droit d'appel etait prevu par la loi constitutive du tribunal specialise. Sur ce point, la majorite demeure silencieuse (137), alors que le juge Binnie et la juge Deschamps, qui redigent des opinions concourantes, s'en distancient. Le juge Binnie ecrit que > (138). Pour sa part, la juge Deschamps affirme que > (139). Ces deux opinions apportent donc de solides munitions aux cours de justice desireuses de controler la justesse de l'interpretation des regles de droit faite par un tribunal specialise lorsque sa loi constitutive assujettit ses decisions a l'exercice d'un droit d'appel. En fait, aux termes de ces deux opinions, la Cour d'appel du Quebec aurait raison de controler, comme elle s'est montree encline a le faire, les decisions du Tribunal. Toutefois, la vision qu'expose la Cour supreme dans l'arret Dunsmuir a ete nuancee dans des arrets subsequents, repoussant ainsi les opinions exprimees par les juges Binnie et Deschamps.

Dans l'arret Canada (Citoyennete et Immigration) c. Khosa, le juge Binnie, au nom de la majorite, reaffirme l'engagement de la Cour a l'egard du concept de la specialisation des fonctions (140). Il affirme sans ambages que l'arret Dunsmuir a admis > (141). Cette deference s'observe habituellement lorsque le tribunal specialise interprete sa propre loi constitutive ou une loi connexe (142). Cette deference s'impose sans egard a la presence ou non d'une clause privative (143). Le juge Binnie rappelle egalement ceci : > (144). Evidemment, il faut situer cet enonce dans son contexte. La Cour devait notamment determiner, dans l'affaire Khosa, la norme de controle applicable a la decision de la Section d'appel de l'immigration (ciapres >). La SAI avait refuse de prendre des mesures speciales pour motifs humanitaires concernant la mesure de renvoi de Monsieur Khosa dans son pays d'origine, l'Inde, a la suite de sa condamnation pour negligence criminelle causant la mort. A defaut d'une clause privative protegeant les decisions de la SAI, le juge Binnie se range derriere l'arret Dunsmuir selon lequel meme >, une cour de justice doit faire preuve de retenue judiciaire lorsque le decideur interprete et applique sa propre loi constitutive (145).

Consequemment, que doit-on comprendre des motifs du juge Binnie lorsqu'il refere a l'arret Pezim ? Refere-t-il a cette decision simplement pour illustrer le fait que la clause privative n'est qu'un facteur parmi tant d'autres pour determiner la norme de controle appropriee ? Ou est-ce une reconnaissance, par la majorite, des principes sous-jacents a l'arret Pezim, c'est-a-dire...

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