VERS UNE THÉORIE DE LA FIN DE NON-RECEVOIR EN DROIT PRIVÉ QUÉBÉCOIS.

AuthorLaprise, Marie-Lou

Introduction I. Cartographier les fins de non-recevoir II. Le territoire des fins de non-recevoir discrétionnaires A. Définitions et fonctions 1. Exceptions péremptoires du fond 2. Impératif de cohérence du droit B. Caractéristiques 1. Nature exceptionnelle 2. Conditions d'ouverture 3. Domaines d'application C. Limites 1. Cohérence interne à l'égard des principes mis en oeuvre 2. Cohérence externe à l'égard d'autres mécanismes du droit civil III. Les frontières des fins de non-recevoir discrétionnaires A. Imprécisions de langage 1. Exceptions déclinatoires, dilatoires ou d'inexécution 2. Abus de procédure 3. Défenses infructueuses B. Renonciations tacites 1. Confirmation 2. Ratification, acquiescement et autres renonciations C. Simple illégalité 1. Illégalité liée au contrat 2. Illégalité liée à la conduite d'une partie 3. Illégalité liée aux dommages réclamés Conclusion Introduction

Mais il y a les exceptions. Si on ne peut les expliquer, on ne peut davantage expliquer le général. D'ordinaire, on ne remarque pas la difficulté, parce qu'on ne pense pas le général avec passion, mais avec une commode superficialité. L'exception, au contraire, pense le général avec l'énergie de la passion (1). La fin de non-recevoir, exception péremptoire, paralyse de façon permanente la mise en oeuvre d'une réclamation autrement disponible. Ce mécanisme à l'effet dévastateur semble ainsi permettre de contredire ou d'ignorer le droit codifié, démocratiquement adopté. L'on pourrait donc croire que son utilisation ferait l'objet d'une grande prudence par la magistrature et d'un examen serré par la doctrine. Pourtant, les fins de nonrecevoir, malgré leur popularité croissante, sont peu théorisées et mal comprises (2). D'où tirent-elles leurs sources? Qui peut les invoquer et contre qui peuvent-elles s'élever? À quelles conditions? Quels sont leurs effets? Même les questions les plus simples n'ont pas de réponse claire.

La Cour suprême a reconnu l'existence de fins de non-recevoir non codifiées dans l'arrêt Soucisse en 1981 (3). La vision des fins de non-recevoir retenue par la Cour, loin de reprendre une doctrine établie ou de constituer l'aboutissement d'une lente évolution, a jeté les bases d'une doctrine fondamentalement renouvelée (4) : la fin de non-recevoir comme mécanisme discrétionnaire de matérialisation des principes généraux du droit (5).

En droit québécois, les propositions juridiques sont rarement qualifiées de théories (6). La fin de non-recevoir, souvent désignée comme telle, est une exception notable (7). Pourtant, elle n'a de théorie que le nom : un tour d'horizon ne révèle aucune réelle tentative de systématisation, de formulation et de vérification empirique (8). Dans son imprécision, le mécanisme s'insère mal dans la structure du droit civil. Il a tour à tour été qualifié de > (9), de > (10), de >, mais utilisé > (11), ou encore de mécanisme trop souvent détourné de son sens (12). Ces lacunes réduisent la prévisibilité du droit et ouvrent la porte à l'arbitraire (13).

Cet article esquisse des réponses aux questions posées ci-dessus et offre une conceptualisation de la fin de non-recevoir qui démasque les influences de notions incompatibles et prend au sérieux l'histoire et la logique interne du droit civil. Ses visées théoriques sont soutenues par l'étude systématique de centaines de sources juridiques québécoises, canadiennes, anglaises et françaises. Cette conceptualisation se résume comme suit (14) : la fin de non-recevoir est une catégorie qui regroupe les exceptions péremptoires du fond et qui se divise en fins de non-recevoir dirimantes et discrétionnaires. Leurs effets sont similaires, mais leurs sources et les modes et conditions de leur application diffèrent.

Les fins de non-recevoir dirimantes sont des exceptions péremptoires prévues par la loi qui ne confèrent pas de discrétion au tribunal dans leur application--par exemple, la prescription extinctive, l'autorité de la chose jugée ou les immunités législatives. Les fins de non-recevoir discrétionnaires, reconnues par l'arrêt Soucisse, sont les exceptions péremptoires, généralement non codifiées, pour l'application desquelles le tribunal dispose d'un large pouvoir discrétionnaire. Elles mettent en oeuvre les principes généraux du droit matériel ou procédural, dans un objectif de cohérence du droit. Elles relèvent du principe de la bonne foi au sens large, mais la simple mauvaise foi n'est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante de leur application.

La fin de non-recevoir n'est pas une règle de droit matériel, mais un mécanisme d'intervention des principes généraux, sources de droit, dans la prise de décision judiciaire (15). La fin de non-recevoir ne suspend pas le droit codifié autrement applicable. Elle rend plutôt explicite le processus de résolution d'un conflit entre deux normes juridiques valides, mais contradictoires, lorsque l'une d'elles est une règle, et l'autre, un principe (16). Elle ne confère pas aux juges un pouvoir exorbitant du droit commun. Au contraire, elle reconnaît et encadre l'exercice du pouvoir, inhérent à la fonction judiciaire, d'arbitrer des conflits de normes afin de trancher des litiges concrets. Par son entremise, le tribunal s'assure que son intervention ne heurte pas la cohérence du droit. Théoriser la fin de non-recevoir clarifie ce cadre et favorise la transparence et la prévisibilité de sa mise en oeuvre (17).

La suite de cet article est divisée comme suit. La première section explique l'ambiguïté qui a longtemps entouré le concept de fin de nonrecevoir et présente la méthodologie suivie pour la dissiper. La deuxième section parcourt le territoire des fins de non-recevoir discrétionnaires. Avant tout, elle définit les concepts en jeu. Elle introduit une distinction essentielle - absente de la doctrine contemporaine - entre les fins de nonrecevoir dirimantes et discrétionnaires et elle rend explicite le rôle de ces dernières dans le maintien de la cohérence du droit et la matérialisation de ses principes généraux. Cette deuxième section décrit par la suite les caractéristiques communes à l'ensemble des fins de non-recevoir discrétionnaires, présente la triple classification qui permet de rationaliser leurs conditions d'ouverture et explore leur domaine d'application. Enfin, cette section explique les limites des fins de non-recevoir, dues aux principes généraux quelles mettent en oeuvre ou à leur interaction avec d'autres mécanismes juridiques. Finalement, la troisième section teste les frontières des fins de non-recevoir discrétionnaires en débusquant les moyens procéduraux qui ne devraient pas être considérés comme telles. Il s'agit, d'abord, des fausses fins de non-recevoir, qualifiées ainsi par imprécision de langage, alors que le moyen est autre : exception déclinatoire ou dilatoire, exception d'inexécution, demande en abus de procédures ou autre défense infructueuse. Il s'agit, également, des fins de non-recevoir soulevées alors que le moyen n'existe pas en droit : la renonciation tacite et la simple illégalité. Ni les fins de non-recevoir qui découlent des principes généraux du droit procédural ni celles de droit public qui sont applicables lorsque l'État est impliqué ne font l'objet de cet article.

  1. Cartographier les fins de non-recevoir

    Qu'est-ce que la fin de non-recevoir et comment a-t-elle fait son apparition dans notre droit? Absente du Code civil du Bas-Canada, elle était cependant bien connue dans l'ancien droit français (18) que les colons apportèrent en Nouvelle-France (19). En 1981, dans l'arrêt Soucisse, la Cour suprême, sous la plume du juge Beetz, avait reconnu l'existence de fins de non-recevoir non codifiées et avait mis le lecteur en garde qu'elles avaient souvent été confondues avec l'estoppel du droit anglais. La Cour avait relevé le caractère diffus et la compréhension restreinte du concept, auquel les auteurs associaient de multiples exceptions ayant peu en commun, et ajouté :

    En fait, il ne semble pas qu'une telle entreprise [de systématisation] ait jamais été tentée en droit civil ancien ou moderne, par la doctrine ou la jurisprudence, de telle sorte qu'il ne paraît pas exister une théorie, articulée des fins de non-recevoir comme il existe une théorie de l'enrichissement sans cause en droit civil ou une théorie de l'estoppel en droit anglais (20). Quarante ans et près de dix mille décisions plus tard (21), cette oeuvre demeure à accomplir. Depuis la réforme du Code civil adoptée en 1991, selon l'article 2921 C.c.Q., la prescription est une fin de non-recevoir. Le législateur de 1991 est avare de précisions sur cette expression qu'il ne mentionne nulle part ailleurs (22). Des ouvrages généraux ont consacré quelques paragraphes à son sujet et des articles de périodiques l'ont abordé, mais aucun n'a prétendu à sa systématisation. Le professeur Lluelles et le juge Moore ont approché la question sous l'angle des sanctions du non-respect de l'exigence contractuelle de bonne foi (23). Après avoir traité de la dimension morale du droit des contrats et de l'évolution de la bonne foi, ils ont présenté brièvement les sources, le champ d'application et les effets de la fin de non-recevoir. Sanction dérogatoire d'application exceptionnelle, elle paralyse l'exercice d'un droit d'action (24). > (25), elle s'inscrit dans une > survenue depuis la deuxième moitié du 20e siècle, en rupture avec la rigoureuse priorité auparavant accordée à l'autonomie de la volonté (26).

    Pour le juge Baudouin et les professeurs Jobin et Vézina, la fin de non-recevoir est un moyen de défense prétorien, commun aux contextes contractuel et extracontractuel, qui dépasse le droit des obligations et se trouve à l'intersection entre droit judiciaire et droit civil (27). Elle y > : la discrétion judiciaire quelle permet assure une meilleure justice contractuelle et ne crée pas de > (28). Pour les professeurs Gardner et Tancelin, cependant, elle est une notion floue qui > et dont les juges font &gt...

To continue reading

Request your trial

VLEX uses login cookies to provide you with a better browsing experience. If you click on 'Accept' or continue browsing this site we consider that you accept our cookie policy. ACCEPT