L'arbitrage notarie, instrument idoine de conciliation des traditions juridiques apres la conquete britannique?

AuthorGilles, David
Position1760-1784

Le debat historique et juridique sur le droit applicable au moment de la Conquete a fait couler beaucoup d'encre depuis les travaux des annees 1970. L'ebjectif de cette publication est d'apprehender la part prise par les notaires et la pratique arbitrale dans la << conirontation >> supposee entre le systeme juridique de common law et la tradition juridique civiliste en matiere de droit prive. Alors que certains historiens evoquent une << resistance passive >> durant les annees 1760-1774 de la part des populatiens face au droit anglais qui leur serait impose, il semble, au regard des resultats de cette recherche, qu'il existe plutot une << collaboration active >> entre les praticiens du droit de tradition juridique francaise d'une part, et les juridictions et administrateurs britanniques d'autre part. Si les tenants de la << resistance passive >> sent d'avis que les notaires permirent en partie la << survivance >> du droit francais, il semble que cette preservation des normes francaises, constatee de maniere marquante ici, exprime une relation confluente entre systeme juridictionnel et pratique conventionnelle du droit, entre tradition judiciaire britannique et normes de droit prive francaises. La pratique arbitrale, outil de cette conciliation, s'est imposee naturellement aux protagonistes de cette periode, essentiellement en raison de la proximite des mecanismes et des medes d'execution de cette pratique en common law et en droit francais. Pont entre les deux systemes, elle permet de trancher en amont et en aval de l'Acte de Quebec le noeud gordien de la confrontation des traditions juridiques.

Questions surrounding Quebec law at the time of the British Conquest resulted in lively historical and legal debates since the 1970s. The purpose of this study is to assess the role of notaries and arbitration in the supposed "clash" between a common law justice system and a civilian private law tradition. While some historians have put forward a "passive resistance" thesis en the part of populations affected by the imposition of British law between 1760 and 1774, the results of this study show that there is, in fact, evidence of "active collaboration" between French legal practitioners on the one hand and British officials on the other hand. If the proponents of the "passive resistance" theory posit that the notaries contributed in part to the "survival" of French law, it seems that the preservation of French legal norms, clearly visible here, is the expression of a convergent relationship between jurisdictional system and customary practice of law, between British judicial tradition and French private law norms. The protagonists of this period were naturally drawn to arbitral practice, a tool for this conciliation, essentially because of the similarities between the mechanisms and methods of execution in the common law and French law. As a bridge between these two systems, one could say that both before and after the Quebec Act, arbitration was the stroke that cut through the Gordian knot of clashing legal traditions.

Introduction I. Les differentes expressions de la lex arbitrada : Un pont entre les cultures juridiques A. La tradition juridique arbitrale francaise B. La tradition julidique arbitrale anglo-saxonne II. Permanente des sources de droit et des acteurs apres la Conquete III. La juridictionnalisation de l'arbitrage : La conciliation des systemes et des droits dans la province de Quebec A. Le notariat, << amicus curiae >> des juridictions britanniques B. L'arbitrage, une pratique ancree dans la societe locale Conclusion Introduction

Apres la fin des combats en Amerique du Nord et la capitulation de Montreal en 1760, le changement de puissance coloniale occasionne immediatement des repercussions sociales, economiques et militaires dans la vie quotidienne de la majorite des Canadiens. Le regime militaire mis en place, qui prendra fin avec la Guerre de Sept ans en 1763, laisse toutefois les questions juridiques en suspens. Craignant pour leur avenir, les administrateurs francais--conseillers au Conseil superieur, juges, hauts fonctionnaires de l'administration coloniale--repartent pour une bonne part en France, ou ils sont contraints de rendre des comptes sur leur gestion (1). Le notariat constitue l'une des seules institutions qui traversent cette periode transitoire sans quasiment aucune alteration (2). Il devient, des lors, un point d'ancrage pour les populations, mais aussi pour les institutions nouvelles qui percoivent, des le regime militaire, l'avantage qu'elles peuvent retirer en s'appuyant sur ces hommes de loi. C'est d'ailleurs durant le regime militaire, soit de 1760 a 1764, que les notaires quebecois sont reconnus pour la premiere fois comme un corps professionnel, uniquement dans le district de Trois-Rivieres toutefois (3). Ailleurs, dans la province en formation, ils obtiennent des commissions particulieres ou continuent a exercer leurs fonctions sans commissions officielles.

A partir de 1765, le cumul de charges le plus repandu est celui de notaire et d'avocat, cette derniere profession etant introduite par le regime civil britannique, apres une quasi-interdiction sous le regime francais (4). Dans les deux centres urbains que sont Quebec et Montreal (5), presque tous les notaires plaident. Ils reprennent en cela l'heritage du regime francais, ou les notaires faisaient figure de representants des parties, comme praticiens, grace aux procurations qu'ils recevaient (6).

Sur les questions d'heritage ou de conflits juridiques entre les deux grandes communautes, l'historiographie, divisee il y a cinquante ans alors que s'opposaient les ecoles dites de Montreal et de Quebec (7), tend desormais a rapprocher pour partie les points de vue et les sensibilites. Ainsi, Donald Fyson a demontre brillamment que les francophones ont eu recours aux institutions britanniques provinciales et locales (notamment les jurys d'accusation et de jugement) dans un esprit de concorde, plutot que dans une perspective conflictuelle (8).

Andre Morel, l'un des pionniers de l'histoire du droit au Quebec, a publie en 1960 un article qui fera date sur << [l]a reaction des Canadiens devant l'administration de la justice de 1764 a 1774 >>, l'interpretant comme << [u]ne forme de resistance passive >> (9). Prolongeant les travaux de Michel Brunet (10), il souligne le decalage inevitable entre norme et pratique (11). Il remarque que si la Proclamation royale de 1763 semble imposer l'application du droit anglais, les temoignages des contemporains semblent attester d'une persistance du recours, par les praticiens et les nouveaux sujets, aux regles du droit prive francais (12). Toutefois, Morel constate qu'il existe des << temoignages a l'effet que les tribunaux etaient tenus, de facon presque systematique, a l'ecart des contestations >> (13), notamment par le recours a l'arbitrage, essentiellement sous l'egide des pretres et des notaires (14). Les temoignages des administrateurs et le tres faible nombre d'affaires de famille soumises a l'attention des juges de la Cour des plaidoyers communs du district de Montreal lui permettent de conclure a un boycottage des institutions judiciaires britanniques (15). Selon Andre Morel, il s'agit la d'une forme de resistance passive qui, sans etre concertee, se traduit par un << recours regulier a l'arbitrage >> (16). Contredisant cette analyse, Jean-Philippe Garneau voit dans les travaux d'Andre Morel l'expression d'une vision trop positiviste des choses (17). Il regrette que Morel ne se soit pas davantage attache aux rapports entre praticiens et familles, estimant trop reductrice la dialectique norme et pratique (18) et deplorant l'absence d'etude des fonds notaries. Dans les travaux qui font suite a cet article, Jean-Philippe Garneau met en exergue l'arbitrage ou le reglement des differends devant notaires (19) soulignant, en nuancant sa critique, que :

le professeur Morel ne disposait pas alors de certaines facilites de recherche (comme les banques de donnees notariale ou judiciaire) ou d'un acces aise et complet aux sources judiciaires de cette periode. D'ailleurs, notre critique va bien plus a l'absence de travaux en histoire du droit qui fait que des hypotheses vieilles de plus de quarante ans prevalent encore en histoire da droit [...] (20). Ainsi, l'implication des notaires quebecois dans les modes alternatifs de resolution des differends n'est pas ignoree(21), meme si elle est discutee. Si plusieurs publications d'importance, notamment les travaux d'Andre Vachon ou ceux de Julien S. MacKay (22), ont permis de mieux connaitre la profession des notaires quebecois dans une perspective historique, leur role de mediateur ou d'arbitre est souvent oublie par les juristes (23), tant en

France (24) qu'au Quebec (25). Ce fait nous incite a aborder l'arbitrage a travers les greffes des notaires, outil precieux permettant de connaitre en detail l'activite des professionnels de l'epoque (26).

La base de donnees Parchemin, qui recense l'ensemble des fonds notaries de l'epoque de la Nouvelle-France jusqu'en 1784, recense 380 documents renvoyant a des actes d'arbitrages (proces-verbaux d'arbitrage, sentences arbitrales, acte arbitral) (27) sur la periode de 1626 a 1784. Ce faible nombre s'explique en raison du fait que peu d'arbitrages revetent un caractere officiel et juridiquement constate. Ce n'est donc, bien evidemment, qu'une facette de ce phenomene qui peut etre apprehendee par le biais des etudes de notaire (28), la part des arbitrages oraux ou faits par d'autres notables reste difficile a caracteriser (29).

Le nombre de notaires en 1775 est en legere augmentation par rapport au regime francais (30). Au sein de ce groupe social, malgre un ensemble tres divers, des caracteristiques communes s'affirment neanmoins : ils sont soit nes et formes en France, soit nes en France--plus rarement en Nouvelle-France--puis formes au sein de la pratique coloniale. Si un examen par les pairs semble...

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