"Attribution de temps" a la Chambre des communes: un baillonnement a la democratie ou une gestion efficace du temps?

AuthorPelletier, Yves Yvon J.

Est-ce que l' attribution de temps est devenue la forme par excellence pour baillonner l'opposition ou permet-elle plutot une gestion efficace du temps de la Chambre des communes ? En 1969, le gouvernement Trudeau adopta, non sans une reaction orageuse de la part des partis d'opposition, une nouvelle procedure pour attribuer une periode de temps fixe pour un debat, reduisant le recours a la cloture. Malgre la promesse que cet article du Reglement ne serait jamais utilise, 150 motions d'attribution de temps ont ete adoptees par la Chambre des communes depuis decembre 1971. Cet article analyse le contexte qui a mene a l'adoption de l'attribution de temps et determine quelque gouvernement a eu recours a l'attribution de temps le plus souvent.

La centralisation des pouvoirs politiques au sein de la haute direction du bureau du Premier ministre et des agences centrales du gouvernement federal ne peut expliquer en soi le declin du role legislatif des parlementaires canadiens. En fait, les changements apportes au Reglement de la Chambre des communes par l'ensemble de la deputation au fil des ans ont reduit la possibilite des simples deputes d'influencer la formulation finale des projets de loi ministeriels. Avec l'intervention croissante du gouvernement canadien dans la nouvelle economie de l'apres-guerre, les initiatives ministerielles se multiplierent rapidement, augmentant davantage le travail en Chambre. Par consequent, l'adoption de mecanismes pour regir la gestion temporelle des debats fut necessaire afin de permettre une prise de decision finale dans un delai raisonnable. Cependant, il fallait atteindre un equilibre entre le droit de parler aussi longuement qu'il semble opportun de le faire et le droit du Parlement de prendre des decisions. Voyant la motion de cloture comme une rupture a cet equilibre, le gouvernement Trudeau adopta une nouvelle procedure a la Chambre des communes permettant l'attribution d'une periode de temps fixe pour un debat. La position partisane au moment de son adoption n'a pourtant pas empeche son utilisation par tous les gouvernements depuis 1971, qui l'ont introduite a 163 reprises. Cet article examine donc le declin du role legislatif des deputes par l'entremise de l'attribution de temps. Apres une mise en contexte de son adoption, nous determinerons quel gouvernement, de Trudeau a Chretien, a le plus souvent recouru a l'attribution de temps, par rapport au nombre de jours de seance et a la quantite de projets de loi introduits et sanctionnes.

Cette etude s'insere dans une nouvelle tendance en science politique d'etudier la centralisation des pouvoirs au sein de l'executif au detriment de ceux du Parlement canadien. Plusieurs politicologues affirment que le Premier ministre tire profit de la loyaute et de l'inexperience de chacun de ses deputes et recourt a ses outils de persuasion pour s'assurer que leur opposition aux mesures gouvernementales soit limitee, pour ne pas dire silencieuse, sur la scene publique(1). En caucus, cependant, les deputes ministeriels d'arriere-ban peuvent exprimer leur desaccord avec le contenu de projets de loi et tenter d'influencer le conseil des ministres. Pour cette raison, le politicologue Donald Savoie conclut que les deputes canadiens, meme ceux des bans ministeriels, ne sont pas elus pour gouverner mais plutot pour s'assurer que ceux qui gouvernent sont tenus responsables de leurs decisions(2). De plus, afin de preserver le role dominant du conseil des ministres dans le processus legislatif, les deputes ministeriels ont refuse en 1985-1986 d'adopter un relachement des lignes de parti en Chambre, une decision qui aurait eu pour effet d'augmenter le role legislatif des deputes au detriment de l'executif(3). L'introduction d'une motion d'attribution de temps est un autre exemple de ce desir de l'executif de maintenir le plein controle du processus legislatif a la Chambre des communes.

Vers l'attribution de temps

L'adoption d'un projet de loi en 1956 visant le financement public d'un pipeline par une compagnie appartenant en partie a des interets americains crea un precedent dans l'histoire parlementaire canadienne. Le gouvernement St-Laurent, profitant de sa majorite a la Chambre des communes et imposant la cloture a chaque etape du projet de loi, assura son adoption en moins de quinze jours. S'etant vu retire son droit de parole a chaque etape de ce projet de loi, le depute conservateur Donald Fleming declara que : La Chambre des communes a ete baillonnee et ligotee par un gouvernement despotique. Vous (le gouvernement) sabotez les institutions qui ont su etre les bastions de la liberte democratique et foulez aux pieds les droits de la minorite de la Chambre. Ce stratageme n'a jamais vu le jour dans une mentalite democratique (4). Malgre l'adoption de ce projet de loi, le recours a la motion de cloture lors du debat sur le pipeline, et la reaction vigoureuse des parlementaires non ministeriels et du public qui s'ensuivit, a suscite une repugnance durable a son utilisation. De toute evidence, la decision du gouvernement Pearson de cloturer le debat sur le drapeau canadien en 1964 renforca le besoin d'adopter un nouvel article de gestion temporelle moins severe que celui de la cloture.

De 1964 a 1969, la Chambre des communes modernisa son Reglement en adoptant de nouveaux articles pour une periode d'essai afin de trouver un autre mode de gestion temporelle. Plusieurs comites de procedure examinerent cette meme question, mais en absence d'une decision unanime, ils accepterent le principe selon lequel le Reglement de la Chambre des communes ne peut etre modifie qu'avec le consentement unanime de la deputation. En juin 1969, la majorite ministerielle du comite suggera a la Chambre des communes trois nouvelles facons d'employer l'attribution de temps. L'article 75A aurait permis d'attribuer une periode de temps specifique lorsqu'il existe un accord entre les representants de tous les partis ; l'article 75B aurait ete accepte lorsque la majorite des representants des divers partis ont convenu de l'attribution proposee de jours ou d'heures ; et l'article 75C, le plus contentieux des trois, aurait permis [lorsqu'il] n'avait pas ete possible d'en arriver a un accord en vertu des dispositions des articles 75A ou 75B (...), qu'un ministre de la Couronne [puisse] proposer une motion d'attribution (5). Meme si les partis d'opposition appuyerent les deux premieres recommandations du rapport, l'article 75C fut adopte par le comite a la suite d'un vote ayant oppose les membres du gouvernement aux deputes des autres partis. Peu etonnant, les deputes des bans d'opposition qualifierent les modifications au Reglement comme etant la volonte exclusive du gouvernement .

Apres un long debat et une seule journee avant la prorogation de la Chambre des communes pour le conge estival, le gouvernement Trudeau invoqua la cloture au debat(6). En reponse a cette motion, le chef du Parti Progressiste-Conservateur, Robert Stanfield, s'exclama :

Le recours a la regle de cloture pour faire adopter des modifications au Reglement contre le gre de tous et de chacun des deputes de l'opposition est evidemment une circonstance aggravante et cette facon de faire est tellement etrangere a la tradition de la Chambre qu'elle constitue une atteinte aux privileges. Si on peut modifier le Reglement dans ces circonstances, si on peut invoquer la regle de cloture pour le faire et pour changer de facon essentielle la nature et le role meme de la Chambre des communes, la democratie et la liberte sont vraiment dans un bien triste etat(7).

Durant ce bref debat, l'opposition cria d'une meme voix que la procedure parlementaire devait assurer un privilege egal a tous les partis lors d'une discussion serree et que les modifications au Reglement devaient decouler d'un consensus. Dans la defense des actions de son gouvernement, M. Trudeau etala pour l'opposition les reformes parlementaires mises en place par son gouvernement depuis l'election de 1968, telles que le financement d'un service de recherche pour l'opposition et l'attribution de jours de debat sur des themes choisis par elle. Est-ce la le comportement d'un gouvernement qui veut detruire le Parlement, qui veut baillonner l'opposition ... (en remplacant) une mesure chancelante et parfois inefficace?(8) demanda Trudeau. Malgre une derniere tentative par l'opposition de renvoyer au comite l'article 75C avec instructions de le modifier, la Chambre des communes passa au vote le 24 juillet 1969. Par un resultat de 142 a 84, elle se prononca en faveur de l'adoption du rapport du comite de procedure. Ironiquement, l'attribution de temps ne put etre adoptee qu'en imposant la cloture, l'article meme qu'elle devait alleger.

Un precedent important marqua la seance du 1er decembre 1971 : l'introduction de la premiere motion d'attribution de temps sous sa forme actuelle. Etait a l'etude le projet de loi C-259, Loi sur les impots, un bill fiscal volumineux de 707 pages, en plus des 97 amendements proposes par l'opposition, qui fut debattu en comite plenier pendant plus de 25 jours. Le 2 et le 14 decembre 1971, la Chambre des communes vota sur deux motions d'attribution de temps sous l'article 75C...

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