Le bijuridisme Canadien a la croisee des chemins? Reflexions sur l'incidence de l'article 8.1 de la loi d'interpretation.

AuthorGrenon, Aline

Depuis l'entree en vigueur de l'article 8.1 de la Loi d'interpretation, la Cour supreme du Canada, a interprete a plusieurs reprises des lois federales qui pouvaient donner ouverture a l'application de cet article. A la lumiere de ces arrets, est-il possible de conclure que la Cour a freine la tendance des tribunaux a adopter une interpretation donnant lieu a une application uniforme de la legislation federale, et ce, a l'aide de concepts tires de la common law ? Afin de repondre a cette question, les methodes proposees par quatre auteurs relativement a l'application de l'article 8.1, afin de deceler les elements sur lesquels il y a accord et ceux qui s'averent problematiques. Cet exercice permettra de mieux comprendre la teneur des arrets rendus par la Cour supreme. Dans la deuxieme partie, les decisions pertinentes de la Cour supreme du Canada feront l'objet d'une analyse : les enonces de la Cour rejoignent-ils les methodes proposees par les auteurs ? Est-il possible de deceler certaines tendances en ce qui concerne l'application de cet article ? Enfin, a la lumiere de ces arrets, la troisieme et derniere partie presentera une reflexion sur l'etat actuel du droit dans ce domaine et proposera certaines suggestions.

Since the coming into force of section 8.1 of the Interpretation Act, the Supreme Court of Canada (SCC) has on more than one occasion interpreted federal statutes that could give rise to its application. In light of these cases, is it possible to conclude that the SCC has curbed the tendency of the courts to adopt an interpretation that gives rise to a uniform application of federal legislation based on common law principles? In order to answer this question, the first part of this article will review the methods proposed by four authors regarding the application of section 8.1 in order to identify the points on which they agree, as well as those that are more problematic. This exercise will allow for a better understanding of the content of the judgments rendered by the Supreme Court. In the second part, the relevant SCC decisions will be analyzed: do the rulings of the Court align with the methods proposed by the authors? Are there any detectable trends regarding the application of section 8.1? In light of these decisions, the third and final part of the article presents a reflection on the current state of the law in this field and proposes several suggestions.

Introduction I. L'interpretation de la legislation federale bilingue et bijuridique II. La Cour supreme du Canada et l'article 8.1 A. La Cour supreme du Canada prend connaissance de l'article 8.1 : les arrets Schreiber, Wise et DIMS B. La Cow supreme du Canada s'eloigne de l'article 8.1 : les airets Canada 3000, AYSA, Saulnier et Drummond C. La Cour supreme du Canada renoue a vec l'article 8.1 : les airets Innovation Credit Union et Radins Credit Union III. Quelques reflexions Conclusion Introduction

Malgre l'eloge du bijuridisme canadien et la promesse implicite d'harmonie, voire de complementarite eventuelle, entre le droit civil quebecois et la common law canadienne, il existe toujours entre ces deux systemes une tension et une certaine discordance. Celles-ci se manifestent dans la jurisprudence et ont fait l'objet de multiples commentaires, notamment de la part des auteurs quebecois (1).

Cette tension et cette discordance forment le point de depart de ce texte, qui se veut une reflexion sur le bijuridisme canadien et sur l'impact de l'article 8.1 de la Loi d'interpretation du Canada (2). Cet article, ainsi que l'article 8.2, ont ete ajoutes en 2001 a la Loi d'interpretation, afin de permettre une meilleure interpretation de la legislation federale bijuridique (3). Dans le cadre de cette reflexion, les decisions pertinentes rendues par la Cour supreme du Canada durant la derniere decennie, relatives a l'article 8.1 (4), feront l'objet non seulement d'une analyse, mais aussi de commentaires, parfois critiques.

D'entree de jeu, il n'y a pas lieu de revoir en detail le concept du bijuridisme canadien, de decrire les raisons qui ont mene a l'adoption des articles 8.1 et 8.2 de la Loi d'interpretation ou d'exposer le pourquoi et la methodologie du processus d'harmonisation de lois federales bijuridiques. Ces questions ont fait l'objet de plusieurs ecrits (5) et elles seront au besoin brievement exposees au cours de ce texte. Il suffit de dire en introduction que dans la federation canadienne, deux systemes de droit, le droit civil quebecois et la common law canadienne, servent d'assise au droit prive des provinces faisant partie de la federation. En vertu de la Constitution canadienne, ces provinces ont competence dans le domaine de la propriete et des droits civils (6). Ainsi, au Quebec, les questions juridiques relatives a ce domaine reposent sur le droit civil, alors que dans les autres provinces canadiennes et les trois territoires, ces questions reposent sur la common law. Or, le Parlement canadien, en vertu de ses propres competences, doit necessairement legiferer pour l'ensemble de la federation et il arrive que le Parlement adopte des textes legislatifs qui font appel a des concepts issus du domaine de la propriete et des droits civils, des textes dits > en raison des deux systemes de droit prive sous-jacents. La seconde partie (II) de ce texte comporte des exemples.

Lorsqu'une disposition legislative federale semble reposer sur le droit prive provincial, les tribunaux peuvent se trouver aux prises avec un probleme de taille : comment interpreter cette disposition si le droit prive sous-jacent est >, c'est-a-dire si le droit civil quebecois et la common law canadienne donnent lieu a des resultats divergents ? Puisqu'il est question de legislation applicable a l'ensemble du Canada, il est normal que les tribunaux tentent d'en arriver a une interpretation uniforme. Avant l'adoption des articles 8.1 et 8.2 de la Loi d'interpretation, cela se produisait systematiquement et les tribunaux recouraient regulierement aux concepts de common law pour atteindre cet objectif. Or, l'importation au Quebec de concepts tires de la common law posait de tres serieux problemes d'arrimage et portait atteinte a l'integrite du droit civil quebecois (7). Les problemes d'arrimage entre la legislation federale et le droit civil quebecois sont d'ailleurs devenus encore plus aigus a la suite de l'entree en vigueur du Code civil du Quebec (8).

C'est dans ce contexte que le Parlement canadien a adopte les articles 8.1 et 8.2 de la Loi d'interpretation. En outre, l'article 8.1, reproduit plus loin, confirme l'egale autorite de la common law et du droit civil en matiere de propriete et de droits civils et indique que les lois federales qui trouvent leur fondement dans les regles et notions appartenant au droit prive doivent etre interpretees conformement au droit en vigueur dans une province au moment de l'application des lois en question.

Avant meme que ces articles ne soient adoptes, il etait clair qu'ils pourraient donner lieu a une application non uniforme des lois federales, surtout l'article 8.1. D'ailleurs, dans les travaux preparatoires, Andre Morel, l'un des principaux acteurs impliques dans le processus, se prononce ainsi au sujet des ebauches qui ont mene a l'adoption de ces articles :

[O]n reconnaitrait le fait que, sauf derogation expresse ou par implication necessaire, l'application des lois federales n'est pas necessairement uniforme a tous egards partout a travers le Canada ; et que cette diversite est acceptable comme etant une consequence du federalisme lui-meme (9). Or, il est ici necessaire de faire reference a l'existence d'une divergence de points de vue a l'egard de la premisse selon laquelle certains textes legislatifs federaux font appel au droit provincial a titre suppletif. Alors que les articles 8.1 et 8.2 de la Loi d'interpretation reposent manifestement sur cette premisse, que plusieurs auteurs y adherent (10), et que la Cour s'est appuyee sur cette premisse a plus d'une reprise (11), certains auteurs ont souleve la possibilite que le legislateur federal puisse avoir sa propre competence en matiere de droit prive (12). Une telle competence lui permettrait de faire abstraction du droit prive provincial dans sa legislation. Ainsi, un texte legislatif federal, qui semble a premiere vue reposer sur le droit prive provincial, reposerait plutot sur un hypothetique droit commun federal, dont la nature n'a pas ete elucidee. Qu'elle qu'en soit sa nature, l'existence d'un tel droit permettrait vraisemblablement une application uniforme de la legislation federale a travers le pays. Or, en raison du poids d'autorite qui pese en faveur du premier point de vue, il n'y a pas lieu dans cet article de s'attarder au deuxieme. Qu'il existe ou non un droit commun federal, il y a un element fondamental sur lequel tous s'entendent : le legislateur federal peut manifestement, dans sa legislation, s'eloigner du droit prive provincial dans les domaines de competence qui sont les siens. D'ailleurs, l'article 8.1 reconnait explicitement cette possibilite. Ainsi, si le legislateur federal veut s'eloigner du droit prive provincial, il n'est pas necessaire pour lui de s'appuyer sur un hypothetique droit commun federal. Il n'a qu'a exprimer son intention dans sa legislation. La question, fondamentale selon nous, est donc la suivante : dans quelles circonstances peut-on conclure que le legislateur federal, dans un texte de loi, s'est eloigne du droit prive provincial ? Cette question en est une d'interpretation et c'est cela dont il est question dans ce texte.

En raison de sa politique sous-jacente, on aurait pu croire que l'article 8.1 aurait eu comme effet de freiner la tendance des tribunaux a adopter une interpretation donnant lieu a une application uniforme de la legislation federale a l'aide de concepts tires de la common law. Or, durant la derniere decennie, la Cour a interprete a plusieurs reprises des lois federales qui pouvaient donner...

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