Bilinguisme legislatif : l'importance des methodes de production des textes legislatifs.

AuthorMcLaren, Karine
PositionCanada

TABLE DES MATIERES Bilinguisme legislatif : l'importance des methodes de production des textes legislatifs Karine McLaren Introduction 169 I. Mise en contexte : l'arret Tupper et les consequences des divergences entre les versions linguistiques des lois bilingues 170 II. L'egale autorite des lois bilingues 171 III. La responsabilite des legislatures bilingues en matiere de redaction legislative 172 IV. Les methodes de production des textes legislatifs bilingues 173 A. La coredaction 173 1. Les obstacles a la coredaction 174 2. Les diverses facettes de la coredaction 176 B. La traduction 177 1. Le modele de traduction interactive 177 2. Les obstacles a la traduction interactive 179 3. La survie de la traduction en vase clos 180 Conclusion 181 INTRODUCTION

Au Canada, la question du bilinguisme legislatif a donne lieu a un riche corpus de jurisprudence, ainsi qu'a la naissance de diverses regles d'interpretation visant a regler les questions inevitables soulevees par l'existence de divergences entre deux versions linguistiques de textes legislatifs, chacune revetue de la meme autorite en droit. La question des methodes de travail adoptees pour produire ces textes bilingues, pourtant fondamentale, semble toutefois avoir recu tres peu d'attention, malgre les consequences concretes pouvant decouler du manque de qualite redactionnelle de ces textes.

Le present texte vise a mettre en evidence le lien etroit qu'il convient d'etablir entre le bilinguisme legislatif comme obligation juridique et les methodes de production des textes legislatifs issus de cette obligation. Dans un premier temps, nous soulignerons, a l'aide d'un exemple, l'importance de la correspondance des versions linguistiques des lois bilingues et rappellerons les responsabilites que se partagent tous les ressorts canadiens qui adoptent des lois bilingues. Dans un deuxieme temps, nous examinerons les deux principales methodes de production des textes legislatifs bilingues au Canada, la coredaction et la traduction. Ce faisant, nous expliquerons pourquoi ces notions designent en fait des realites differentes et tenterons de mettre en lumiere leurs avantages et defauts respectifs, dans l'espoir de fournir des pistes de reflexion susceptibles de contribuer a la grande evolution qu'ont connu les methodes de redaction legislative au Canada au cours des cent cinquante dernieres annees.

  1. MISE EN CONTEXTE : L'ARRET TUPPER ET LES CONSEQUENCES DES DIVERGENCES ENTRE LES VERSIONS LINGUISTIQUES DES LOIS BILINGUES

    Le 5 octobre 1965, a environ deux heures du matin, M. Tupper est apprehende par la police au volant d'une voiture louee et en possession d'une lampe de poche, d'une paire de gants, d'une paire de bas de nylon et d'un pied-de-biche (1).

    L'ancien paragraphe 295(1) du Code criminel, en vertu duquel M. Tupper est alors inculpe, etait ainsi redige:

    Every one who without lawful Est coupable d'un acte criminel excuse, the proof of which lies et passible d'un emprisonnement upon him, has in his possession de quatorze ans, quiconque, sans any instrument for house-breaking, excuse legitime, dont la preuve vault-breaking or lui incombe, a en sa possession safe-breaking is guilty of an un instrument pouvant servir aux indictable offence and is liable effractions de maisons, de voutes to imprisonment for fourteen de surete ou de coffres-forts [nos years [nos italiques]2. italiques]3. C'est l'existence de cette simple divergence entre les versions anglaise et francaise de ce texte, aussi anodine qu'elle puisse paraitre, qui menera M. Tupper jusqu'a la Cour supreme du Canada. En raison de l'utilisation du mot << for >> dans la version anglaise, M. Tupper n'etait coupable de l'infraction que si la fonction des outils etait en fait de servir a entrer par effraction dans un domicile. Faute de preuve, l'infraction ne pouvait etre constatee, car les outils etaient parfaitement capables de servir a des fins legales. La version francaise, elle, faisait toutefois reference a des instruments << pouvant servir >> a des effractions. Selon le libelle de cette version, il suffisait donc que les outils soient simplement capables de servir a entrer par effraction dans un domicile pour que l'infraction visee soit commise. M. Tupper etait donc innocent selon l'interpretation donnee a la version anglaise, mais coupable selon celle de la version francaise. Verdict : M. Tupper fut declare coupable. Puisque, en l'espece, la version francaise clarifiait l'ambiguite de la version anglaise, la Cour supreme a retenu le sens de la version claire, peu importe le fait qu'elle ait ete le fruit de la traduction.

  2. L'EGALE AUTORITE DES LOIS BILINGUES

    La regle du sens commun (4), appliquee dans l'arret Tupper (5), dicte en effet que toute divergence entre les deux versions linguistiques d'un texte legislatif bilingue doit etre resolue en degageant le sens qui est commun aux deux versions. La regle du sens commun est elle-meme une consequence de la regle d'egale autorite qui, depuis 1891 (6), confere aux deux versions linguistiques des lois canadiennes egale statut en droit. La regle d'egale autorite a ainsi ete exprimee:

    [L]a regle d'egale autorite s'applique a la legislation bilingue : les deux versions constituent deux enonces de la loi aussi valables l'un que l'autre ; elles ont une meme valeur et ont toutes deux force de loi ; aucune n'est consideree comme la traduction de l'autre ; et aucune ne doit etre consideree comme ayant a premiere vue preseance sur l'autre (7). Confrontes a des divergences entre les versions linguistiques des textes legislatifs bilingues, les tribunaux ne peuvent reecrire la regle de droit qui se trouve devant eux ou decider de preferer une version pour la simple raison que l'autre est une traduction. Ils doivent tenir compte du libelle du texte qui se trouve devant eux et faire appel a des regles d'interpretation etablies afin de justifier leurs decisions, meme si celles-ci leur semblent regrettables. La decision dans l'arret Tupper fut d'ailleurs prise avec une hesitation marquee, l'un des juges ayant recommande au Parlement de modifier la disposition en question (8).

  3. LA RESPONSABILITE DES LEGISLATURES BILINGUES EN MATIERE DE REDACTION LEGISLATIVE

    L'arret Tupper n'est qu'un exemple parmi d'autres des consequences concretes et couteuses qui decoulent des divergences entre les versions linguistiques des lois. En plus d'occasionner des couts pour la societe dans son ensemble, un texte bilingue dont les versions divergent erode la certitude juridique, fait affront a la regle de droit et mine l'acces a la justice dans les deux langues officielles. Paul Salembier resume ainsi ces consequences :

    An ambiguous [...] statute can give rise to significant social costs: The cost of litigating the statute's meaning; the harm done by the statute being wrongly applied to individuals who cannot afford to litigate; the failure by the government to attain its objectives; and the bureaucratic and parliamentary time and effort needed to later amend the statute to make its intended meaning clear (9). A elles seules, ces consequences responsabilisent tous les ressorts qui adoptent des lois bilingues. C'est le cas du gouvernement federal, des trois territoires, et des provinces du Quebec, du Nouveau-Brunswick, et de l'Ontario (10). Ce ne sont toutefois pas seulement ces consequences qui leur conferent une responsabilite. Le droit lui-meme exige que soit accorde aux deux groupes linguistiques << l'acces egal aux corps legislatifs, aux lois et aux tribunaux >> (11). Le droit impose un devoir a << l'Etat de prendre des...

To continue reading

Request your trial

VLEX uses login cookies to provide you with a better browsing experience. If you click on 'Accept' or continue browsing this site we consider that you accept our cookie policy. ACCEPT