Gouvernance face au sabotage et au bricolage: les politiques publiques a l'ere d'Internet.

AuthorPaquet, Gilles

La gouvernance peut etre definie comme une coordination efficace lorsque les pouvoirs, l'information et les ressources sont largement distribues. La gouvernance collaborative (par opposition au gouvernement de haut en bas) s'impose lorsque les citoyens sont dans une situation ou aucun intervenant ne peut pretendre disposer de tous les pouvoirs, informations et ressources necessaires pour resoudre les problemes auxquels ils sont confrontes. Les nouvelles technologies de l'information et des communications sont une source a la fois de turbulence dans cet environnement et de nouveaux outils pouvant faciliter la collaboration pour canaliser cette turbulence. Cet article examine les problemes et ces enjeux des politiques publiques dans un tel contexte.

Selon la definition ci-dessus, la gouvernance est une notion subversive. Elle remet en question d'une part la conviction de bien des cercles gouvernementaux partout dans le monde que le gouvernement a toute l'information, le pouvoir et les ressources pour s'attaquer a n'importe quel probleme, et d'autre part, la presomption qu'il a l'autorite et la legitimite pour justifier une action unilaterale.

A cet egard, on peut presumer que les membres de l'actuel cabinet federal sont divises en deux camps : les anciens -- pas necessairement les plus vieux --, qui croient dur comme fer a cette vision hegemonique, et les modernes, qui reconnaissent que le gouvernement federal, dans la plupart des cas, n'est qu'un intervenant important parmi d'autres et que les politiques qu'il adopte pour repondre aux problemes de la population exigent la collaboration de partenaires, des secteurs prive et public et de la societe civile.

Necessairement, la tension nait entre les deux camps lorsque les esprits centralisateurs, decides a imposer leurs vues a l'echelle de la planete (peu importe les consequences), sont confrontes a ceux qui voient le role du gouvernement federal comme quelque chose de plus modeste : une sorte d'animateur dans un jeu sans maitre, un courtier capable au mieux de debrouillardise ou de bricolage imaginatif.

Pour les modernes, en matiere de politiques publiques, la gouvernance est necessairement collaborative. Mais la collaboration n'est pas simple : elle exige le partage du pouvoir par ceux qui s'y opposent; elle exige la mobilisation effective de l'intelligence, de l'imagination et de l'engagement des partenaires, tout en evitant les pieges du partenariat : la fuite des responsabilites, l'abus de pouvoir, et ainsi de suite. Ce qui implique en retour la mise au point de technologies de collaboration sociales efficaces(1).

L'impact des nouvelles technologies de l'information et des communications sur ce processus plus diffus de politiques publiques a ete a la fois perturbateur et mobilisateur : elles ont cree une forte turbulence, mais elles peuvent servir a faciliter la collaboration et, ce faisant, contribuer a ce que les actions prises dans ces nouvelles circonstances soient plus efficaces.

Le facteur turbulence est attribuable a la dematerialisation et a la deterritorialisation de la socio-economie generee par les nouvelles technologies qui l'ont rendue plus libre, c'est-a-dire plus volatile et moins stable. Les nouvelles technologies ont libere les individus des contraintes de la matiere et de l'espace, permettant une autonomie accrue des individus et des groupes et leur donnant une plus grande latitude dans l'utilisation de ces niveaux de liberte pour tisser des alliances et des partenariats au-dela des frontieres de toutes sortes, ou meme de decrocher completement, c'est-a-dire de se debrancher. Cette nouvelle capacite de se debrancher ou de se rebrancher renforce le degre d'incertitude et la fragilite de toute entente nationale ou territoriale.

Mais ces technologies permettent aussi d'ameliorer les communications, de reduire les frais de transaction entre partenaires, de favoriser l'acceleration de l'apprentissage collectif et de favoriser une meilleure utilisation de l'intelligence collective(2).

Dans cette societe a haute vitesse et a haut risque, l'inconnu est de savoir si ces nouvelles technologies (dont Internet est la plus connue) auront pour effet de rendre plus complexes les problemes vises par l'action gouvernementale, plus rapidement et plus dramatiquement qu'elles ne contribueront a rendre les technologies de collaboration plus aptes a resoudre ces problemes. Il y a deux ecoles de pensee a cet egard, les optimistes et les pessimistes, mais ni l'une ni l'autre n'est parvenue a mettre en avant un argument capable de persuader du bien-fonde de son exaltation ou de sa depression.

Le fond de notre argument pourrait se resumer a trois propositions. D'abord, les nouvelles technologies de l'information et des communications ne sont pas un facteur qu'on peut analyser isolement : il faut prendre en consideration le contexte de la revolution en cours dans le domaine des politiques publiques, revolution qui en a transforme a la fois la forme et le contenu. Ensuite, a court terme, un pessimisme prudent est de mise, car il semble que les nouvelles technologies aient surtout servi a saboter le processus des politiques publiques et qu'elles n'aient pas encore ete tellement efficaces pour assurer la nouvelle et necessaire participation de tous les intervenants competents. Enfin, a long terme, un optimisme prudent pourrait etre de mise, etant donne que les nouvelles technologies vont sans doute aider les decideurs a mettre en oeuvre plus efficacement et rapidement le genre de participation que semblerait necessiter la gouvernance collaborative qui est a la base du bricolage imaginatif des politiques publiques. C'est la promesse que renferme l'e-gouvernance.

Politiques publiques : la nouvelle approche et l'ancienne

Des annees 1870 aux annees 1970, l'approche des politiques publiques au Canada a repose sur deux hypotheses largement partagees : 1) que le secteur public pouvait faire mieux que le secteur prive; 2) que les gouvernements avait la capacite a peu pres illimitee d'organiser la redistribution parmi la population des retombees de politiques saines(3). Ainsi, lorsque les citoyens etaient aux prises avec des problemes graves ou une crise, ils se tournaient vers le gouvernement -- qu'il s'agisse de construire un chemin de fer ou de mettre en place un systeme de radiodiffusion. Ces interventions publiques creaient evidemment des gagnants et des perdants, mais le malaise cree par ces injustices eventuelles etait attenue par la conviction que le gouvernement interviendrait de nouveau pour redistribuer les revenus et les richesses afin que ceux qui pouvaient se croire leses soient genereusement dedommages.

C'etait la glorieuse epoque de l'omniscience gouvernementale et de l'emergence de droits sociaux absolus accordes a la population par des diktats gouvernementaux bienveillants. Malgre les nombreux rates dans l'application de ces interventions, jusque dans les annees 1980, les citoyens tolerants permettaient aux gouvernements de continuer a pretendre a l'omniscience comme decideurs et a une bienveillance sans bornes comme equilibreur des avantages.

Dans ces temps anciens, on ne voyait pas la necessite de larges consultations sur les politiques. Par exemple, une etude de la restructuration du programme d'assurance-chomage dans les annees 70 apporterait la preuve que l'habitude de formuler les politiques de haut en bas avait encore cours a l'epoque. Cette politique a ete concue par une poignee de gens, sous la houlette de Guy Cousineau, vendue au Cabinet par les bons offices de Bryce Mackasey et adoptee par la Chambre des communes comme un truc genial...

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