La justification de la legislation comme jugement pratique.

AuthorTremblay, Luc B.

L'objectif de ce texte est d'examiner la force de trois conceptions contemporaines de la justification de la legislation concue comme l'expression de jugement pratique. La notion de jugement pratique sous-tend l'idee que la legislation exprime des jugements indiquant ce qui est permis, ce qui convient ou ce qui ne convient pas de faire dans un contexte donne.

En soutenant que les raisons expliquant pourquoi la justification a longtemps ete evacuee des reflexions sur la legislation ne tiennent generalement plus, l'auteur propose les principaux criteres d'une bonne justification, notamment, son caractere acceptable, pertinent, suffisant, universel et intelligible aux fins d'une evaluation critique rationnelle. Ensuite, l'auteur examine les trois conceptions dominantes de la justification de la legislation : la justification consequentialiste, la justification deontologique et la justification procedurale.

Ces notions peuvent etre associees a trois conceptions de la democratie telles que la democratie majoritariste, la democratie liberale et la democratie deliberative. L'auteur preconise la these generale selon laquelle la troisieme conception de la justification pourrait, a certaines conditions, satisfaire aux criteres de bonne justification, si les deux premieres conceptions n'y parviennent pas.

The objective of this article is to examine the strength of three current conceptions of the justification of legislation conceived as the expression of practical judgment. The notion of practical judgment underlies the idea that legislation expresses judgments indicating what is permitted, what is appropriate, or what is not appropriate to do in a given context.

In arguing that the reasons explaining why the idea of justification has long been lacking in reflection on legislation are generally no longer tenable, the author proposes the principal criteria of a good justification, notably its character as acceptable, pertinent, sufficient, universal, and intelligible to the ends of a critical and rational evaluation. Next, he examines the three dominant conceptions of the justification of legislation: consequantialist, deontological, and procedural.

These notions can be linked to three conceptions of democracy: majoritarian, liberal, and deliberative. The author advocates the general thesis according to which the third conception of justification could, in certain conditions, satisfy the criteria of good justification, if the first two conceptions do not.

Introduction I. La legislation comme jugement pratique II. La bonne justification III. La justification consequentialiste IV. La justification deontologique V. La justification procedurale Conclusion Introduction

La justification d'une action, d'une decision ou d'une pratique est une argumentation rationnelle qui montre qu'elle est bien fondee, bonne, juste, correcte ou legitime. Quelles sont les conditions generales qui doivent etre satisfaites pour que la legislation soit justifiee (1) ? Telle est la question theorique sur la justification de la legislation. Dans ce texte, je comparerai trois reponses contemporaines a cette question. Ces reponses forment trois conceptions distinctes de la justification de la legislation. Elles peuvent etre respectivement associees aux theories de la democratie majoritariste, liberale et deliberative. Je soutiendrai, d'une part, que les deux premieres conceptions de la justification semblent incapables de rencontrer les conditions d'une bonne justification dans le cadre d'une societe qui se caracterise par le pluralisme. D'autre part, j'avancerai la these selon laquelle les theories de la democratie deliberative postulent une conception de la justification de la legislation qui pourrait, a certaines conditions, satisfaire aux exigences d'une bonne justification.

  1. La legislation comme jugement pratique

    Les reflexions theoriques sur la justification de la legislation peuvent avoir deux objets distincts. Lorsque ces reflexions ont pour objet la > meme de la legislation, cette derniere est concue comme un > de normativite sociale parmi d'autres. Sa justification depend alors du fait qu'elle constitue un moyen efficace et proportionnel de parvenir a certaines fins sociales jugees desirables, tels l'ordre, la paix et la securite publique, la soumission de la conduite humaine a des regles ou de permettre aux citoyens d'agir a leur guise dans le cadre de regles de conduite connues d'avance. Lorsque les reflexions sur la justification ont pour objet le > meme de la legislation, cette derniere est concue comme l'expression de >, c'est-a-dire, de jugements indiquant ce qui est permis, ce qui convient ou ce qui ne convient pas de faire dans un contexte donne (2). La justification repose sur le fait que les jugements qu'elle exprime (ou les actes qu'elle prescrit, prohibe ou autorise) contribuent de maniere efficace et proportionnelle a certaines finalites politiques, sociales ou ethiques desirables compte tenu d'une conception normative de la societe juste ou bonnes (3).

    La justification de la legislation concue comme instrument de normativite sociale a fait l'objet de nombreuses reflexions en philosophie politique, sociale et juridique. Elle a ete generalement abordee sous l'angle des conceptions formelles de la primaute du droit qui valorisent l'ordre, la legalite et la certitude juridique. En consequence, les reflexions theoriques sur la justification ont generalement porte sur les caracteristiques formelles que doit posseder la legislation pour constituer un > acceptable, bien fonde ou legitime. Les travaux de Lon L. Fuller sur la moralite du droit peuvent etre consideres comme paradigmatiques (4). De meme, la question de la justification de la legislation concue comme l'expression de jugements pratiques a fait l'objet de nombreuses reflexions en philosophie politique et juridique. Elle est probablement aussi vieille que la philosophie politique elle-meme (5). Cependant, avec l'avenement de la culture liberale et democratique au dix-neuvieme siecle, elle a ete peu a peu evacuee des reflexions theoriques. Ce desinteret a meme ete tel que la celebre phrase de Peter Laslett ecrite en 1956 a propos de la philosophie politique en general s'appliquait directement aux reflexions sur la legislation concue comme jugement pratique : > (6).

    Quatre champs culturels contribuent a expliquer ce phenomene. D'abord, la culture politique s'est de plus en plus caracterisee par l'une ou l'autre version de l'utilitarisme classique (7). Or, cette doctrine fixa une fois pour toute la finalite ultime desirable, l'utilite au sens du plus grand bonheur, et les politiques sociales ne furent plus concues qu'en termes d'>. Rapidement, l'utilitarisme est devenu une discipline > controlee par divers a priori, tels ceux de l'economie du bien-etre (8). Ensuite, cette culture s'est appuye sur la culture bureaucratique dominee par la logique de la rationalite instrumentale, le formalisme et la neutralite axiologique par rapport aux finalites substantielles (9). Les fins etant predeterminees, le choix des moyens ne necessitait plus que les jugements d'experts en sciences economiques et sociales capables d'analyser le rapport > et de predire, modifier, voire modeler, les comportements humains et les structures sociales. De meme, la culture juridique en est venue a ecarter la question de la justification de leurs reflexions theoriques sur la legislation. Dominee par l'une ou l'autre version du positivisme juridique, elle postulait la verite de trois propositions fondationnelles : la legislation represente l'expression de la volonte du souverain (que ce dernier soit un individu, une institution ou un peuple) ; la connaissance de l'intention du legislateur est possible sur un plan epistemologique, au moins dans la tres grande majorite des cas (dans les autres cas, les juges exercent un pouvoir discretionnaire) ; les juristes doivent etre fideles a la volonte du souverain exprimee dans sa legislation (10). Il s'ensuivit qu'un juriste qui se preoccupait de la justification de la legislation dans le cadre de sa pratique agissait sans legitimite ou, comme on le disait parfois, en > juriste (11).

    Enfin, les cultures politique, bureaucratique et juridique trouvaient elles-memes appui dans la culture du scepticisme moral qui se manifestait de plus en plus en affiere-plan. Le scepticisme postule que la question des valeurs ethiques ou morales, ainsi que celle des finalites pratiques, echappe a la raison. Nul ne peut donc prouver rationnellement que les jugements moraux ou ethiques sont vrais ou faux. Les propositions qui les expriment ne representent que l'expression des preferences ou des sentiments subjectifs des individus ou des groupes les enoncant (12). La culture du scepticisme a contribue a la force d'attraction de l'utilitarisme classique qui fondait les principes de la morale sur des jugements de fait de type anthropologique ou psychologique concernant la nature des etres humains (13) ou la nature de ce que ces derniers desirent en fait (14). De meme, elle a donne du poids a la culture bureaucratique qui, comme l'exprimait Max Weber, postulait que les questions de fins relevent des valeurs et, en tant que telles, echappent a la raison (15). Enfin, pour les juristes, le scepticisme moral a souvent constitue une raison suffisante d'adopter une attitude positiviste (16).

    Cependant, depuis plus d'une trentaine d'annees, les postulats qui animaient les quatre champs culturels sont fortement secoues. Certes, parmi les facteurs responsables il y a des facteurs sociaux (17), mais les plus significatifs sont d'ordre philosophique. La philosophie contemporaine du droit, par exemple, a remis en question non seulement la conception de la legislation comme expression coherente et rationnelle de la volonte du legislateur, mais aussi le postulat epistemologique selon lequel tout bon juriste peut avoir un acces privilegie a cette intention (18). L'application de la legislation...

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