L'exercice de la competence juridictionnelle internationale des tribunaux au Quebec: une crise des valeurs? Commentaire sur Spar Aerospace Itee c. American Mobile Satellite Corp.

AuthorLussier, Louise

En 2002, en rendant sa decision dans l'affaire Spar Aerospace Itee c. American Mobile Satellite Corp., la Cour supreme du Canada ratait une occasion d'arrimer les regles de droit international prive canadiennes et quebecoises. Pour rauteure, la decision cree une asymetrie sur trois plans: d'abord, la Cour relegue les principes de courtoisie, d'ordre et d'equite au rang de guides d'interpretation ; ensuite, elle refuse de tenir compte du test du lien reel et substantiel comme critere additionnel aux criteres specifiquement codifies au Code civil du Quebec ; enfin, elle ne se penche pas assez longuement sur le test du forum non conveniens et insiste trop sur son caractere exceptionnel. Par un examen de la jurisprudence canadienne et des dispositions du Livre dixieme du Code civil, l'auteure avance qu'il n'existe que peu de raisons justifiant le maintien d'un droit international prive quebecois isole du droit canadien et de son evolution recente.

In 2002, in rendering its judgement in the case of Spar Aerospace Ltd. v. American Mobile Satellite Corp., the Supreme Court of Canada missed an opportunity to bring together Canada and Quebec's private international law rules. According to the author, the decision creates a triple asymmetry: first, the Court relegates the principles of courtesy, order, and equity to the rank of interpretative guidelines; second, it refuses to recognize the real and substantial connection test as an additional criterion to those specifically codified in the Civil Code of Quebec; third, it fails to sufficiently consider the forum non conveniens test and excessively stresses its exceptional character. Through an examination of Canadian jurisprudence and the provisions of Book Ten of the Civil Code, the author argues that few reasons justify maintaining Quebec international private law rules isolated from Canadian law and its recent developments.

Introduction I. Historique II. La courtoisie internationale, l'ordre et l'equite en droit quebecois A. L'absence de reference dans les Codes B. La difficulte de definir ces principes C. Le caractere non contraignant des principes 1. Leurvaleur normative superieure 2. Leur reconnaissance en droit constitutionnel canadien a. Validite constitutionnelle b. L'exercice approprie de la competence c. Le respect des droits constitutionnels des parties III. L'opportunite du critere du lien reel et substantiel en droit quebecois A. La question du critere additionnel B. Dans son rapport avec le forum non conveniens IV. L'application de la doctrine du forum non conveniens au Quebec A. Les criteres du forum non conveniens B. Le caractere exceptionnel Conclusion Annexe Introduction

Le 11 juin 2002, dans l'affaire Spar Aerospace Itee c. American Mobile Satellite Corp., la Cour supreme du Canada rejetait sur le banc, avec motifs a suivre, l'appel de quatre compagnies americaines poursuivies par Spar au Quebec dans une action en dommages (extra-contractuels et contractuels) et qui contestaient la competence des tribunaux quebecois d'entendre le litige, lui preferant celle de tribunaux situes aux Etats-Unis (1). Notons que les defenderesses s'etaient vues refuser la formulation d'une) question constitutionnelle (2). C'est le 6 decembre 2002 que le juge Louis LeBel, au nom des sept juges composant le banc, faisait part des motifs de ce rejet dans une decision fort captivante (3), particulierement pour ceux et celles qui s'interessent au droit international prive canadien et quebecois.

A notre avis, la decision dans Spar a represente pour la Cour supreme une occasion ratee d' arrimer les regles du droit international prive quebecois a l'evolution recente du droit international prive canadien. Pour la Cour, la justification s'impose d'elle-meme en raison de l'identite distincte du droit quebecois. En effet, c'est > (4) que le juge LeBel, au nom de la Cour, preconise une demarche differente au Quebec de celle adoptee ailleurs au Canada, des lors que les regles du Code civil du Quebec entrent en jeu.

Nous tenterons de demontrer que l'emphase sur le caractere identitaire du droit quebecois n'est pas sans faille ni peril. En agissant ainsi, la Cour a limite la portee en droit quebecois de certains principes constituant les fondements du droit international prive moderne canadien, a savoir la courtoisie, l'ordre et l'equite, et ce en depit des attributs d'imperatifs constitutionnels qu'elle leur avait reconnus dans ses decisions anterieures. De plus, elle a mis en veilleuse en droit quebecois le test autonome de la validation de la competence juridictionnelle sur la base du critere du lien reel et substantiel, ce qui contraste avec l'examen des regles de competence auquel elle procede dans les autres provinces. Enfin, elle a formule une interpretation distincte de la doctrine du forum non conveniens de celle retenue par lacommon law canadienne.

Si certains etaient tentes de croire que sur le plan des resultats rien n'est vraiment different, ils pourraient neanmoins dechanter. Les consequences d'une telle decision vont a l'encontre de l'emergence d'un droit international prive canadien moderne, avec la Cour supreme du Canada pour arbitre final et agent unificateur, puisqu'elle cree une asymetrie entre le Quebec et les provinces de common law. Vue a travers le regard des justiciables etrangers et de leurs procureurs, elle pourrait exacerber les reticences de certains Etats a reconnaitre un statut special aux pays qui, comme le Canada, possedent une structure federale. Dans le cadre de traites, dont ceux visant entre autres la reconnaissance et l'execution de jugements en matiere civile et commerciale, ces Etats pourraient s'objecter a l'insertion de clauses susceptibles de neutraliser l'application des dispositions du traite entre les provinces et territoires du Canada en les soumettant plutot aux differentes regles locales, puisque ceci irait a l'encontre de l'objectif du traite. Sur le plan interne, on peut egalement se demander si une telle position est necessaire pour respecter la specificite du droit international prive quebecois, notamment en raison de la codification de certaines regles au Livre X du Code civil. Cet espace juridique peut etre considere comme un droit hybride, aux confluents d'influences diverses provenant tant des systemes de droit civil et de common law que du droit international prive conventionnel ou compare. Ces influences ne sont pas negligeables non plus dans l'evolution du droit international prive canadien. Dans quelle mesure, des lors, la specificite quebecoise doit-elle s'inscrire en marge du courant vers une plus grande harmonisation du droit international prive canadien et mondial ?

Ces questions meritent certes d'etre debattues plus largement que dans le cadre de ce commentaire, mais il nous a semble utile de les identifier comme trame de fond de la presente analyse critique de la decision Spar. En toute deference, nous sommes d'avis que le raisonnement de la Cour, pris dans son ensemble, parait parfois manquer de coherence, non seulement par rapport a ses decisions anterieures, mais egalement dans sa logique intrinseque. Apres un bref rappel des faits (partie I), nous analyserons la decision selon l'ordonnancement de sa construction, a savoir, tour a tour, 1' application en droit quebecois des principes de courtoisie internationale, d'ordre et d'equite (partie II), le role en droit quebecois du lien reel et substantiel et son utilisation en tant qu'element de controle d'une competence inappropriee dans son rapport avec le forum non conveniens (partie II/) et enfin, l'application proprement dite de la doctrine du forum non conveniens au Quebec (partie IV).

  1. Historique

    L'affaire commence lorsque, au debut des annees 1990, American Mobile Satellite (>, devenue depuis Motient), une compagnie exploitant des satellites, passe une commande aupres de Hughes Aircraft pour la construction d'un satellite. Hughes se tourne alors vers Spar Aerospace (>) pour la fabrication, en soustraitance, du materiel de communication formant la charge utile du satellite. Apres le lancement reussi du satellite et sa mise sur orbite au debut de 1995, AMS decide de proceder a des tests de communication et en confie la realisation a deux autres compagnies, Westinghouse Electric (devenue Viacom) et Satellite Transmission Systems, le tout sous la supervision de Hughes Communications. Toutefois, des problemes surviennent lors des tests, endommageant gravement le satellite. Le blame est jete sur Spar, qui se voit refuser par Hughes Aircraft le paiement de primes de rendement decoulant du contrat de sous-traitance.

    En 1998, des poursuites en dommages sont alors entreprises de part et d'autre, tant en Californie, etablissement principal de Hughes Aircraft et Hughes Communications, qu'au Quebec, place d'affaires de Spar et lieu de fabrication du materiel. Apres avoir reussi a obtenir un reglement hors cour suite a une serie de poursuites intentees contre elle en Californie, Spar doit resister aux tentatives des compagnies impliquees (sauf, fait interessant, son co-contractant direct, Hughes Aircraft) de faire echouer son action au Quebec, et ce jusqu'a la Cour supreme. L'affaire ne sera jamais entendue quant au fond, puisque les parties arrivent a un reglement hors cour a la fin de 2004.

    D'une part, les defenderesses presentent d'abord une requete en vue d'exiger une caution pour la surete des frais alleguant que Spar, ayant son siege social en Ontario, est assujettie a l'exigence formulee par l'article 65 du Code de procedure civile. Elles sont toutefois deboutees (5): Spar, en effet, possede un bureau d'affaires au Quebec et peut donc etre consideree residente.

    D'autre part, aucune des compagnies defenderesses n'ayant de lien avec le Quebec, elles essaient alors, par voie de requete en exception declinatoire, d'attaquer la competence des tribunaux du Quebec au motif de l'absence de competence materielle et, subsidiairement pour certaines, sur la base du...

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