L'heritage de l'affaire Roncarelli c. Duplessis 1959-2009.

AuthorCartier, Genevieve

Introduction : un cinquantenaire a souligner

Le 27 janvier 1959, la Cour supreme du Canada rendait jugement dans l'affaire Ronearelli e. Duplessis (1). Cette decision, et plus precisement l'opinion du juge Ivan Rand, a profondement marque le droit public canadien. En droit constitutionnel, elle est prineipalement associee a l'emergence de la notion de primaute du droit, concue comine un principe constitutionnel exercant une contrainte effective sur l'action gouvernementale independamment de l'existence d'une disposition legislative ou constitutionnelle formelle explicite, et a l'idee du common law bill of rights. En droit administratif, elle est systematiquement invoquee au soutien du principe selon lequel il n'existe rien de tel qu'un pouvoir discretionnaire sans entraves et pour affirmer que le detenteur d'un pouvoir public ne peut en abdiquer l'exercice. A un autre niveau, elle est assimilee a la victoire d'un certain constitutionnalisme de common law a l'anglaise, typique du style du juge Rand.

Ces enonces refletent le sens et la portee qui sont aujourd'hui generalement attribues a l'affaire Roncarelli. Cependant, c'est sur la base de l'hypothese suivant laquelle tout n'a pas ete dit sur cette decision, et plus encore qu'elle pouvait inspirer de nouvelles avenues, que quatorze universitaires se sont reunis a la fin de l'ete 2009 dans le cadre d'un symposium intitule << L'heritage de l'affaire Roncarelli c. Duplessis--1959-2009--The Legacy of Roncarelli v. Duplessis >> (2). Les participants ont profite du cinquantenaire de l'arret pour tenter de deboulonner quelques mythes, deterrer certains artefacts, redecouvrir le familier ou ce qui semble appartenir au domaine de l'evidence. Les textes qui composent le present numero constituent le fruit de ce symposium.

La mission qui nous est confiee pour la presente introduction est double. D'une part, dans le but d'alleger la tache des auteurs et pour eviter les redites, nous retracons les faits de l'affaire et presentons les grandes lignes des nombreuses opinions judiciaires qu'elle a generees (I). D'autre part, nous presentons brievement les travaux des participants, en esquissant quelques-uns des themes qui ont ete discutes lors de notre rencontre (II).

  1. Les faits, les recours, lesjugements : une saga a volets multiples

    A rautomne 1946, Frank Roncarelli exploite a Montreal un restaurant de tres bonne reputation. Comme son pere avant lui, Roncarelli detient un permis d'alcool delivre par la Commission des liqueurs du Quebee (la Commission) et pendant pres de trente-cinq ans, le permis de eette entreprise familiale a ete renouvele annuellement, sans interruption.

    Citoyen apparemment sans histoire, Roncarelli est membre des Temoins de Jehovah. Or, depuis quelques annees, ce mouvement religieux indispose les autorites etatiques et ecclesiastiques quebeeoises. En effet, ses adeptes font montre d'un proselytisme offensif et ils attaquent aprement la religion catholique, a laquelle la majorite de la population quebecoise est alors profondement attachee, ce qui ira jusqu'a provoquer des emeutes dans certaines villes de la province (3).

    Au plus fort de la crise, en 1945 et 1946, la Ville de Montreal entreprend d'appliquer avec zele un reglement qui exige un permis pour colporter et distribuer des publications afin de limiter l'impact des activites de la secte (4). Les Temoins de Jehovah sont d'avis qu'un tel reglement contrevient a leur liberte de culte et refusent de s'y conformer. Arretes par dizaines, ils sont remis en liberte en attendant leur proces grace a Roncarelli, qui se porte caution sous la forme d'un engagement ecrit (5). En deux ans, plus de quatre cents membres beneficieront de son geste. La plupart des membres ainsi liberes retournent a leur pelerinage, mais ils sont a nouveau arretes puis liberes sous caution, creant un cycle qui a pour effet de congestionner les tribunaux et de monopoliser les forces de police. Constatant l'engorgement des tribunaux, les autorites decident d'exiger des cautions plus elevees, et en argent comptant. C'est ainsi qu'a compter du 17 novembre 1946, Roncarelli cesse de se porter caution.

    Quelques jours plus tard, les Temoins de Jehovah entreprennent au Quebec une campagne intensive de distribution d'un veritable brulot, La haine ardente du Quebec pour Dieu, pour Christ, et pour la liberte, est un sujet de honte pour tout le Canada, qui denonce leur persecution par les catholiques et qui en impute la responsabilite a la domination des pretres (6). Cette campagne se demarque des activites courantes de la secte par son extreme virulence et elle aura un effet incendiaire dans la province, a tel point que le 21 novembre 1946, lors d'une conference de presse, le Premier ministre de l'epoque, Maurice Duplessis, sert un avertissement solennel aux Temoins de Jehovah. Ayant pris connaissance de La haine ardente, il affirme y avoir trouve << certaines parties intolerables et vraiment seditieuses >> et qu'en consequence, il a << donne instruction a l'assistant-procureur general de prendre toutes les mesures necessaires pour decouvrir les coupables et de ne pas hesiter a recourir aux moyens qui s'imposeront pour mettre fin a ces methodes insupportables >> (7).

    C'est dans le cadre de cette chasse aux coupables que le gerant de la Commission, Edouard Archambault, apprend que Roncarelli detient un permis d'alcool. (8). Archambault communique alors avec Duplessis pour l'informer de son intention d'annuler le permis de Roncarelli, en vertu du pouvoir que lui delegue la Loi des liqueurs alcooliques d'annuler tout permis a sa discretion (9). Archambault affirme avoir obtenu de Duplessis << son consentement, son approbation, sa permission, et son ordre de proceder >> (10). De son cote, Duplessis temoignera qu'il etait de son << devoir, en conscience, de dire au Juge [Archambault] que [...] le Gouvernement de Quebec ne pouvait pas accorder un privilege a un individu comme Roncarelli qui tenait l'attitude qu'il tenait >>; qu'il a << approuve la suggestion du g[e]rant general >> ; qu'il a dit a Archambault << Vous avez raison, otez le permis, otez le privilege >> ; et qu'en approuvant ainsi une suggestion comme superieur, << c'est un ordre que l'on donne >> (11).

    Le permis est donc formellement annule par Archambault, qui envoie sans delai des inspecteurs saisir l'alcool au restaurant de Roncarelli, sans aviser ce dernier de la mesure ni l'informer de ce qui lui est reproche. Le choc est cinglant pour le restaurateur. Le jour meme, Duplessis s'adresse a la presse :

    Le 21 novembre dernier, dans une declaration faite aux courrieristes parlementaires, j'ai reitere la ferme intention du gouvernement de Quebec d'adopter les mesures les plus rigoureuses et les plus efficaces contre ceux qui sous le nom de Temoins de Jehovah font une propagande reprehensible et distribuent des circulaires qui, dans mon opinion, sont non seulement injurieuses pour la province de Quebec et sa population, mais revetent, a notre avis, un caractere nettement seditieux. [...] Un certain M. Frank Roncarelli s'est porte caution pour les Temoins de Jehovah dans plusieurs centaines de cas. La sympathie que cet homme temoigne aux Temoins de Jehovah--et cela d'une maniere aussi evidente, multipliee et audacieuse--constitue une provocation a l'ordre public, a l'administration de la justice dans la province et est absolument contraire aux fins de la justice. [...] Aujourd'hui, ce monsieur Roncarelli s'identifie avec la propagande malsaine et odieuse des Temoins de Jehovah. En consequence, a titre de procureur general et de premier ministre, j'ai donne ordre d'annuler la licence accordee par la Commission des liqueurs, au restaurant exploite par cet homme a 1429, rue Crescent, a Montreal. Les communistes, les nazis, ainsi que ceux qui se constituent les propagandistes de la campagne seditieuse des Temoins de Jehovah, seront traites comme ils le meritent. Sous le gouvernement de l'Union nationale, il n'y a pas et il ne saurait y avoir de compromis avec ces gens-la (12). Roncarelli ne restera pas sans reagir. Il demande a A.L. Stein de le representer et le presse d'approcher un certain Frank R. Scott, eminent professeur de droit de l'Universite McGill et defenseur des libertes civiles (13).

    Dans les mois qui suivent, Roncarelli doit surmonter plusieurs obstacles pour faire valoir ses droits. L'article 12 de la Loi des liqueurs alcooliques conditionne en effet le droit de poursuivre personnellement le gerant de la Commission << pour actes [...] accomplis ou orais dans l'exercice de ses devoirs >> a l'autorisation du juge en chef de la province. Le juge Letourneau refuse cette autorisation, dans une decision du 5 fevrier 1947 (14). Roncarelli sollicite alors le consentement du procureur general afin de poursuivre la Commission elle-meme, comme rexige la meme disposition. Duplessis, qui occupe cette fonction a repoque, ne lui repondra jamais directement" il annoncera publiquement son refus en conference de presse, le 7 fevrier 1947 (15). Il reaffirmera du meme souffle sa conviction que son geste etait pleinement justifie, avant d'ajouter que << [l]e permis a ete cancelle et annule, non pas temporairement, mais bien pour toujours >> (16). Les procureurs de Roncarelli decident finalement de poursuivre Duplessis personnellement: A.V. Dicey n'enseigne-t-il pas qu'en vertu du principe de la primaute du droit, tous sont egaux devant la loi (17)? Mais le temps presse : non seulement le recours se prescrit-il par six mois (18), mais encore faut-il donner a Duplessis un avis de trente jours avant de proceder, en vertu de l'article 88 du Code de procedure civile qui l'exige dans le cas de poursuites en dommages intentees contre un officier public << a raison d'un acte par lui fait dans l'exercice de ses fonctions >>. Le 3 juin 1947, sans avoir pu se conformer a l'article 88 C.p.c., Roncarelli intente une action en dommages-interets pour annulation illegale de permis contre Duplessis...

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