Lear et le droit civil.

AuthorKasirer, Nicholas

Le juriste peut difficilement s'empecher de voir un acte juridique dominant le de-roulement du premier acte de King Lear. Las de gouverner et fatigue par l'age, Lear decide de confier le royaume a ses filles : > (1). Il cherche a le faire tout en gardant le titre de roi, voulant ainsi separer , que Lear retient pour rest>> qu'il remet a ses filles Goneril et Regan, tout en excluant, si injustement, sa chere Cordelia (2). Ayant a l'esprit les consequences catastrophiques de la decision de Lear, et a la suite de la lecture du traite de Madeleine Cantin Cumyn (3), on dira certainement que le Roi du Fou ne se montre ni bon pere de famille, ni bon juriste. Faisons abstraction du temps et de l'espace, ainsi que des problemes de droit constitutionnel : Lear aurait profite d'une tradition juridique lui permettant de distinguer les > a l'egard de ses biens et les > qui s'y rapportent--bref, d'un droit qui aurait connu un regime d'administration du bien d'autrui comme celui prevu au Code civil du Quebec.

En effet, Lear tombe dans un vieux piege, identifie par Madame le professeur Cantin Cumyn, en confondant les notions de pouvoir et de droit dans son effort de mettre sur pied un mecanisme pour l'administration de ses biens avant sa mort (4). D'une part, il exprime sa volonte quant a son avenir patrimonial a l'aide de la terminologie relative a la prerogative juridique, cette derniere menant une existence distincte du droit subjectif (5); d'autre part, Lear emploie le langage tres sophistique du conveyancing (6), ce qui laisse entendre qu'il cherche moins a investir ses filles de simples pouvoirs d'administration qu'a leur transmettre des droits reels afin de realiser son objectif de trouver la sainte paix. Entre droit et pouvoir, le roi semble avoir l' esprit bien confus et cela, bien avant ses moments d'angoisse sur le heath.

Le traite de Madame Cantin Cumyn a l'immense merite d'elucider ces concepts et de les mettre a leur place a l'interieur du cadre pose par les textes nouveaux des articles 1299 a 1370 du Code civil du Quebec, ce qui n'est pas peu dire, compte tenu du > (7) qui, au moment de la reforme, fut reserve a l'adoption du titre consacre a l'administration du bien d'autrui du livre quatrieme portant sur les biens (8). La notion de pouvoir trouve, sous la plume de Madame Cantin Cumyn, une definition pour le droit civil de tradition francaise qui servira sans doute de pierre de touche pour toute etude qui suivra : (9). Replace devant Lear, l'exercice du pouvoir de Goneril et Regan aurait ete subordonne a l'interet de Lear, titulaire du droit subjectif. Cette finalite--celle qui implique, sans doute, une loyaute due au roi et au pere--aurait anime l'exercice du pouvoir, laquelle finalite n'etant pas celle qui se rattache au droit lui-meme. Le > (10) de la distinction que decrit si lucidement Madame Cantin Cumyn aurait permis a Goneril et Regan d'accomplir des actes--plus ou moins limites--touchant le patrimoine de Lear sous l'empire du regime de l'administration du bien d'autrui applicable et sujet a la > d'administration (simple ou pleine) qui s'y rapporte (11). Pourtant, c'est le manque de gout pour ces subtilites juridiques chez Lear, ainsi que son pietre jugement, qui provoquent, pour le roi et sa famille, des consequences desastreuses relevant, elles aussi, du juridique (12).

L' apport de Madame Cantin Cumyn est d'autant plus important qu'elle travaille avec un appui qu'il convient de qualifier de limite de la part du > et du >. Aussi a-t-elle a raison de dire que le jeu pouvoir/droit a ete meconnu sous le Code civil du Bas Canada (13); mais ce qui surprend davantage, c'est que le legislateur quebecois n'ait pas reussi, dans le Code de 1991, a faire dans les concepts le menage qui s'imposait. Le legislateur nous offre, certes, > (14) avec l'ediction du regime general de l'administration du bien d'autrui dans le nouveau Code ; toutefois, il n'en demeure pas moins que c'est avec l'ouvrage de Madame Cantin Cumyn que la notion de pouvoir > (15) au Quebec. Si les responsables de la codification quebecoise avaient saisi toute la > (16) de cette notion du pouvoir juridique, le droit de l'administration du bien d'autrui aurait eu la place qui lui revient--c'est-a-dire celle d'un livre a part entiere du Code plutot qu'un simple > insere a celui du droit des biens--lui permettant ainsi d'assumer pleinement le > (sic !) de formuler une tranche du droit commun pour l'ensemble du droit prive.

Face a ce qu'un autre expert dans ce domaine qualifie provoque par la reforme du droit, il est tres certainement opportun que la doctrine vienne a la rescousse du Code (17). Certes, l'influence de la doctrine en droit des biens a ete, au cours de l'histoire formelle du droit quebecois, > (18). Mais les experts ont certainement raison de croire que l'emplacement du droit > de l'administration du bien d'autrui a l'exterieur du livre des biens en 1866 empechait la doctrine d'y voir une institution fondamentale pour le domaine (19). Ayant une maitrise, sans pareille au Quebec, du vocabulaire conceptuel du droit civil (20), Madame Cantin Cumyn est mieux placee que quiconque pour poser les jalons du nouveau droit de l'administration du bien d'autrui. Apres avoir fait ses premiers pas de chercheur a l'Office de revision du Code civil (21), dont les travaux sont essentiels a la comprehension des articles 1299 et s. C.c.Q., Madame le professeur Cantin Cumyn s'est jointe a une petite equipe de civilistes a l'Universite McGill, dont Yves Caron (22) et John E.C. Brierley (23), qui ont marque a la fois le developpement de cette branche du droit prive et la pensee de l'auteure de ce traite. Ici comme ailleurs, Madame Cantin Cumyn travaille avec une methode qui comporte non seulement un > (24), mais egalement une audace qui l'amene a remettre en cause certaines idees recues (25). Un des faits saillants du livre est le talent avec lequel l'auteure manie la qualification en droit, un aspect de la recherche fondamentale que son collegue, Stephen Smith, designe comme relevant de > (26). Dotee d'une vaste culture civiliste lui permettant de travailler a cheval entre les biens et les obligations, Madame Cantin Cumyn dresse un portrait de l'administration du bien d'autrui en tant que secteur > (27) du droit. Ce traite fera le bonheur des experts dans les domaines du droit des personnes, des biens, des obligations, de la famille, des successions, et--ce qui est particulierement bienvenu--du droit commercial (28), puisqu'il est le fruit d'un des rares civilistes capables de >, comme on le disait autrefois des professeurs aussi polyvalents.

Nous connaissons Madame Cantin Cumyn comme une civiliste convaincue et elle demontre ici sa fidelite--voila une vertu peu a la mode dont Lear lui-meme semble mal mesurer l'importance--a la tradition de droit civil. L'ouvrage fait etat de sa ferme croyance que la tradition civiliste est apte a fournir les outils techniques et conceptuels necessaires a la situation > de l'admiuistration du bien d'autrui (29). Comparatiste et experte en droit des fiducies, Madame Cantin Cumyn resiste a la tentation de mener ses arguments a partir du mimetisme du droit anglais. En abordant la fiducie quebecoise, elle ne cherche pas midi a quatorze heures : plutot que de bricoler des equivalents civilistes de la propriete en equity et de la propriete de common law, qui risqueraient d'enfermer a nouveau le droit quebecois dans les > de la propriete sui generis (30), Madame Cantin Cumyn puise a meme la tradition civiliste pour batir--parfois avec ses seules forces--un droit civil des relations dites fiduciaires a partir de la distinction civiliste entre pouvoirs et droits subjectifs (31). Certes, tout en restant juridiquement chez lui, Lear aurait pu realiser ses objectifs en separant l'administration de la jouissance de ses biens, grace a la fiducie anglaise, que l'on a pu designer comme la plus grande innovation de l'histoire de la common law (32)...

To continue reading

Request your trial

VLEX uses login cookies to provide you with a better browsing experience. If you click on 'Accept' or continue browsing this site we consider that you accept our cookie policy. ACCEPT