Le onzième sénateur. Une pause d'archéologie constitutionnelle récente.

AuthorFoucher, Pierre

TABLE DES MATIÈRES Note de l'auteur 330 Introduction 331 I. Faits et contexte 332 II. Évolution de la représentation des provinces dans les institutions fédérales 336 A. La représentation provinciale au Sénat àl'origine 336 B. La représentation provinciale àla Chambre des communes 339 III. Les arguments relatifs àla nomination d'un onzième sénateur au Nouveau-Brunswick 349 A. Le recours àl'article 26 serait inconstitutionnel 349 1. La nécessité d'une impasse démontrée avant d'invoquer l'article 26 349 2. L'évolution des conventions constitutionnelles relatives au Conseil privé 352 3. Les autres arguments autour de l'article 26 353 C. L'usage de l'article 26 déclenche la règle du plancher sénatorial 356 1. Les sénateurs représentent une province et non une division sénatoriale 356 2. Il faudrait créer le siège du onzième député avant de nommer le onzième sénateur, la nomination est donc illégale 356 3. La nomination entraîne la modification de la représentation provinciale àla Chambre des communes et il faut donc créer un onzième siège de député au Nouveau-Brunswick 360 IV. Les tribunaux et la représentation provinciale au sein des institutions politiques fédérales 362 V. Pertinence de ces mécanismes pour la réforme du sénat 365 VI. Conclusion: le rôle du Sénat et le nombre de sièges de chaque province 369 Le mot de la fin 373 Annexe 1--Textes constitutionnels 375 Loi constitutionnelle de 1867 (R-U), 30 & 31 Vict, c 3, reproduit dans LRC 1985, Annexe II, No 5 375 Conditions de l'adhésion de l'île-du-Prince-Édouard (R-U), reproduit dans LRC 1985, Annexe II, No 12 377 Loi constitutionnelle de 1915 (R-U), 5 & 6 Geo V, c 4, reproduit dans LRC 1985, Annexe II, No 23 380 Loi constitutionnelle de 1982, constituant l'Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 381 Annexe 2--Liste de quelques propositions de réforme du Sénat canadien 383 NOTE DE L'AUTEUR

Au moment où les événements relatés ici se déroulaient, j'étais professeur àla Faculté de droit de l'Université de Moncton. Je me souviens vaguement avoir donné quelques entrevues dans les médias locaux, qui s'intéressaient àl'affaire, ce qui m'a fait prendre conscience qu'un geste inusité mais banal pouvait avoir des répercussions constitutionnelles insoupçonnées. Quand les décisions judiciaires ont commencé àêtre publiées, j'en ai fait des copies àdes fins de recherches ultérieures--les ressources en ligne n'étaient pas ce qu'elles sont devenues. J'ai été surpris du fait qu'il y ait eu six décisions rendues, dont trois par des cours d'appel provinciales, et je pensais bien que la Cour suprême serait éventuellement saisie de la question. Mais il n'en fut rien. Le temps passa, et mon projet de recherche fut englouti dans d'autres priorités plus urgentes. Mais régulièrement, ma fiche avec les documents portant sur le onzième sénateur me lorgnait. Maintenant àla retraite, j'ai dépoussiéré mes archives et, si une revue voulait bien m'ouvrir ses pages, j'ai décidé d'exhumer ce moment curieux de notre histoire àla manière d'un ou une archéologue qui aurait découvert un vestige et le montrerait finalement au public. C'est maintenant chose faite. Je remercie les évaluateurs ou évaluatrices de leurs précieux commentaires. Toute erreur ou omission est évidemment la mienne.

Bonne lecture.

INTRODUCTION

Le 27 septembre 1990, il y a donc plus de trente ans au moment de rédiger les présentes, Me James Ross était assermenté sénateur de la région maritime pour le Nouveau-Brunswick, devenant ainsi le onzième sénateur dans cette province. Cette nomination a mis en péril la constitutionnalité de la Chambre des communes et a généré six décisions judiciaires où les tribunaux ont tenté d'explorer les tenants et aboutissants de l'obscure disposition qu'est l'article 26 de la Loi constitutionnelle de 1867, ainsi que son interaction avec l'article 51A de ladite loi (1).

Le présent texte n'a d'autre prétention que d'exhumer ces litiges ainsi que ceux qui les ont précédés, d'en présenter les arguments, et de les mettre en rapport avec certaines propositions récentes de réforme du Sénat. La question de la représentation des provinces au Sénat est reliée àcelle du nombre de sièges qu'on leur attribue àla Chambre des communes, dans un jeu de vases communicants qui vise àcontrebalancer l'implacable règle de la représentation par la population (en anglais: rep by pop), expression du principe de la démocratie, avec la participation d'une entité fédérée àl'élaboration des politiques publiques de l'État central, qui découle du principe fédéral.

Après avoir rappelé les faits et le contexte, nous analyserons les divers arguments et leur traitement judiciaire. La conclusion se penchera sur cette délicate interaction entre la représentation des provinces dans chacune des deux chambres dans un système bicaméral, ainsi que sur le rôle des tribunaux pour en contrôler la validité et la désuétude de l'article 26 dans la plupart des récents projets de réforme du Sénat, surtout dans le contexte d'une transformation de son rôle.

  1. FAITS ET CONTEXTE

    Élu en 1984, le gouvernement conservateur de Brian Mulroney n'a pas chômé; parmi ses grands chantiers figurait l'Accord du Lac Meech, une saga constitutionnelle débutée officiellement en 1987 et terminée en juin 1990, accaparant l'attention médiatique et l'énergie des constitutionnalistes (2).

    Le 21 novembre 1988, ce gouvernement était reporté au pouvoir avec une bonne majorité. En 1989, il proposa de remplacer une taxe d'accise fédérale ainsi que certains droits de douane par une taxe sur les produits et services (ci-après <>), ce àquoi s'objectait férocement l'opposition officielle formée par le Parti libéral du Canada (ci-après <>). Or, en 1990, le Sénat, àl'époque dominé par le PLC, a menacé de ne pas adopter trois projets de loi ayant des incidences financières, et notamment le projet C-62 relatif àl'instauration de la TPS (3). Un rejet de ce projet de loi déjàadopté par la Chambre des communes aurait pu déclencher une crise constitutionnelle puisqu'en vertu du principe du gouvernement responsable, un gouvernement défait sur un vote de loi financière est présumé avoir perdu la confiance de la Chambre des communes. Si le gouvernement y est minoritaire (disposant de moins de députés que tous les partis d'opposition réunis), le premier ministre peut offrir au Gouverneur général la démission de son gouvernement et soit lui recommander de dissoudre le Parlement, conduisant donc au déclenchement des élections générales, soit offrir au chef d'un autre parti politique la possibilité de former un gouvernement. Le gouvernement peut aussi choisir de forcer un vote de confiance (soit en demandant explicitement la confiance, soit en indiquant qu'un vote quelconque ne représente pas une expression de la défiance de la Chambre envers le gouvernement) (4). Bien entendu, si le gouvernement est majoritaire en Chambre, il gagnera normalement ses votes sur des projets de loi financiers ou sur la confiance. Au Sénat, la situation est moins claire. L'incident du Naval Aid Bill de 1912, au cours duquel un projet de loi, visant àce que le Canada contribue financièrement aux dépenses de la marine britannique, fut adopté àla Chambre des communes, mais battu au Sénat, n'entraîna pas la chute du gouvernement (5). Il est vrai qu'il ne s'agissait pas formellement de l'adoption d'un budget ou d'une taxe ou impôt spécial. Il n'était pas encore arrivé que le Sénat bloque un projet de loi visant spécifiquement àlever une taxe.

    Pour éviter l'instabilité et le conflit potentiel entre les deux chambres découlant d'un refus par le Sénat d'adopter la loi qui instaurait la TPS, le Cabinet, un comité du Conseil privé (6), a décidé d'invoquer une obscure disposition de la Loi constitutionnelle de 1867: l'article 26. Rappelons que le Sénat était au départ constitué en trois divisions, chacune étant dotée de vingt-quatre sièges (7). Or l'article 26 prévoyait la possibilité pour la Reine de créer un ou deux sièges de sénateurs additionnels par division et au gouverneur général d'y mander des personnes qualifiées. Et l'article 27 stipulait clairement qu'aucune autre nomination sénatoriale ne devait intervenir tant que le nombre de sénateurs dans la division ne serait pas revenu àson niveau habituel.

    Le 26 septembre 1990, le jour même où la crise d'Oka prenait fin avec le démantèlement de la dernière barricade (8), le Cabinet a donc recommandé au Gouverneur général qu'il conseille àla Reine de créer huit sièges additionnels au Sénat, soit deux pour chacune des quatre divisions. Le décret 1990-2061 porte le titre suivant: <> (9). Le 27 septembre, les huit sénateurs additionnels étaient mandés. Les trois projets de loi ont ensuite été adoptés. Il ressort clairement de la preuve soumise lors des litiges qui ont suivi, que, sans l'addition de ces huit sénateurs, le projet de loi sur la TPS n'aurait pas été adopté. La TPS est entrée en vigueur le 1er janvier 1991 (10).

    Puisque la région maritime avait droit àdeux sièges sénatoriaux additionnels, il fallait décider àquelle province les attribuer. En temps normal, la Constitution prévoit que le Nouveau-Brunswick...

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