La place des cultures juridiques et des langues autochtones dans les accords d'autonomie gouvernementale au Canada.

AuthorOtis, Ghislain

Over the course of the last decade, the federal and provincial governments concluded three self-government agreements with the Nisga'a, the Tlicho, and the Labrador Inuit. These agreements notably establish new Aboriginal government institutions. This article studies the role that these three agreements accord to legal culture and Aboriginal languages in the creation and diffusion of law. The author concludes that only the Inuit Agreement manifests an audacious openness towards Aboriginal legal cultures, and in particular towards custom as a non-state source of law.

The author observes that the Aboriginal jurisdictions created by the agreements are closely aligned with the state model in terms of their functioning, and are entirely integrated in the judicial hierarchy of the state. As a consequence, in the absence of true legal pluralism, the author believes that there is no guarantee that the judges charged with articulating Aboriginal law will exercise their functions with respect for Aboriginal legal cultures.

After suffering decades of repression and decline, Aboriginal languages have received recognition in these self-government agreements and in Aboriginal constitutions as legal languages able to play a role of the highest order in the creation and diffusion of Aboriginal law. However, Aboriginal languages are subordinated to English, which remains the primary language of interpretation of the agreements and fundamental Aboriginal laws.

Finally, with the exception of the Inuit Agreement, the agreements studied in this article do not express a strong formal openness to legal diversity in Aboriginal governance. In spite of this, the resilience of Aboriginal legal cultures and the capacity of Aboriginal peoples to use these agreements as an interpretive source of law for future government entities must not be underestimated.

Au cours de la derniere decennie, les gouvernements federal et provinciaux ont conclu trois accords ayant valeur de traite avec les Nisga'a, les Tlicho et les Inuits du Labrador. Ces accords mettent notamment en place de nouvelles institutions gouvernementales autochtones. Cet article etudie la place que ces trois accords octroient aux cultures juridiques et aux langues autochtones dans la production et la diffusion du droit. L'auteur conclut que seul l'Accord inuit manifeste une ouverture audacieuse aux cultures juridiques autochtones et en particulier a la coutume comme source extra-etatique de droit.

L'auteur constate egalement que les juridictions autochtones creees par les accords sont etroitement alignees sur le modele etatique du point de vue de leur fonctionnement et entierement integrees a la hierarchie judiciaire etatique. Par consequent, en l'absence d'un veritable pluralisme judiciaire, l'auteur estime qu'il n'existe pas de garantie que les juges charges de dire le droit autochtone exercent leurs fonctions dans le respect des cultures juridiques autochtones.

Par ailleurs, apres des siecles de repression et de declin des langues autochtones, celles-ci sont reconnues par les accords et les constitutions autochtones comme de veritables langues juridiques aptes a jouer un role de premier ordre dans la production et la diffusion du droit autochtone. Ces langues restent toutefois subordonnees a l'anglais, qui demeure la langue preeminente d'interpretation des traites et des lois fondamentales autochtones.

Au final, a l'exception de l'Accord inuit, les accords etudies dans cet article n'expriment pas une tres grande ouverture formelle a la diversite juridique dans la gouvernance autochtone. Il ne faut toutefois pas sousestimer la resilience des cultures juridiques autochtones et la capacite des peuples autochtones d'en faire une source materielle du droit pour les nouvelles entites gouvernementales.

Introduction I. L'ebauche d'une relative diversite juridique intra-etatique par la mobilisation des cultures juridiques autochtones A. Une ouverture prudente aux droits autochtones extra-etatiques B. Une timide attenuation du centralisme judiciaire etatique II. Vers une revalorisation des langues autochtones comme langues juridiques A. La repression historique des langues autochtones B. La place des langues autochtones dans les accords d'autonomie gouvernementale Conclusion Introduction

Le droit est dans une large mesure l'expression d'une culture enchassee dans une histoire, des institutions et une langue (1). Par exemple, c'est par la langue, la culture d'origine francaise et la tradition juridique civiliste que les tenants d'une reforme constitutionnelle ont cherche a definir la difference quebecoise dans la loi fondamentale (2). De meme, la Constitution des Nisga'a, redigee dans la foulee d'un accord historique avec l'Etat (3), fait reposer sur le trio langue-culture-droit l'existence meme de la nation nisga'a, qu'elle definit comme > (4).

Il existe un lien etroit entre la valorisation des cultures juridiques des peuples autochtones et celle de leurs langues. La culture juridique d'une collectivite renvoie a l'ensemble des valeurs, des representations, des discours, des techniques et des institutions relatives au droit, apprehende du point de vue multiple de sa nature, de ses sources, de sa fonction et de sa mise en oeuvre. La culture juridique peut etre celle d'operateurs specialises du droit, mais elle peut aussi recevoir l'acception plus large de conscience juridique populaire qui determine la place du droit et du systeme juridique dans une societe donnee (5). Lorsque la langue d'une culture juridique disparait, > (6). Creatrice de symboles, de mythes et de concepts, la langue forge le droit (7) et exprime l'alterite dans le droit (8). Dans le cas ou elle exprime la domination, la langue fausse ou deracine le droit de l'autre, tel qu'en atteste, par exemple, la redaction des > d'Afrique et d'Asie dans l'idiome du colonisateur europeen (9).

A partir du constat d'une correlation entre la diversite des cultures juridiques et la diversite linguistique, cette etude de trois accords d'autonomie gouvernementale conclus au Canada au cours de la derniere decennie vise a verifier dans quelle mesure ces accords peuvent etre consideres comme des instruments de valorisation des cultures juridiques et des langues autochtones (10). La premiere partie, la plus substantielle, analyse la place accordee aux cultures juridiques autochtones dans les accords, alors que la seconde partie traite de la reconnaissance des langues autochtones comme vehicules de cultures juridiques distinctives.

  1. L'ebauche d'une relative diversite juridique intra-etatique par la mobilisation des cultures juridiques autochtones

    Un regard pluraliste sur la realite du droit admet l'existence et l'effectivite normative de cultures juridiques autochtones en marge de l'ordre etatique. Le pluralisme juridique est a la fois un champ d'etude et un courant theorique qui repose fondamentalement sur la remise en cause du monopole de l'Etat dans la production du droit (11). Le pluralisme > (12). Au sens strict, il n'y a un veritable pluralisme normatif que lorsque plusieurs ordres juridiques se manifestent simultanement, dans un meme espace, pour une meme situation et a l'egard des memes personnes (13). Le terme plus general de > pourrait egalement rendre compte de l'existence de plusieurs ordres juridiques, coordonnes ou non, qui s'appliquent simultanement dans un espace donne, mais sans necessairement viser les memes situations et les memes personnes (14). L'analyse plurielle du droit ou des droits, en plus de mettre en evidence les manifestations non etatiques de la juridicite, etudie les problemes d'intemormativite qui en resultent, c'est-a-dire (15).

    Conformement a cette grille analytique et methodologique, cet article fait ressortir dans quelle mesure les accords d'autonomie gouvemementale institutionnalisent, au sein de la sphere etatique, la reconnaissance des cultures juridiques autochtones a travers la reconnaissance des droits autochtones extraetatiques. L'expression > renvoie a des regles de droit dont le foyer autochtone de production se trouve entierement ou substantiellement a l'exterieur des instances de l'Etat. Par ailleurs, les communautes autochtones peuvent produire, au sein d'organes etatiques, un droit de type > dans l'exercice de pouvoirs de reglementation administrative delegues par l'Etat. C'est le cas, par exemple, des conseils de bande prevus par la Loi sur les Indiens, par lesquels ceux-ci peuvent, sous le controle des autorites gouvernementales, edicter des reglements administratifs applicables sur les terres communautaires appelees reserves (16). Le droit ainsi produit s'arrime alors directement a l'appareil legislatif et judiciaire de l'etat et ne constitue pas a proprement parler un droit autochtone extra-etatique.

    Par ailleurs, le droit autochtone extra-etatique n'est pas necessairement traditionnel, puisqu'il n'est pas toujours issu d'un lignage precolonial (17). Cet univers normatif sui generis embrasse simultanement des regles ancrees dans une tradition juridique chtonienne sans cesse revisitee (18) et d'autres qui procedent de pratiques contemporaines. Ces dernieres sont souvent consignees dans des codes rediges par des juristes formes dans les grandes facultes universitaires et inspires par ce que les contemporains appellent une lecture actuelle de l'identite juridique autochtone (19). Ces manifestations du droit autochtone ont en commun d'emerger substantiellement en marge du droit etatique, meme si ce dernier les recoit ultimement, tout en les filtrant ou en les deformant a des degres variables.

    1. Une ouverture prudente aux droits autochtones extra-etatiques

      Le droit canadien, apres une longue periode de refoulement colonial des droits autochtones, s'ouvre avec une evidente circonspection aux cultures juridiques autochtones. Au debut de la colonisation europeenne du Canada, l'Etat n'a pu, ni sans doute voulu, imposer le droit occidental aux societes indigenes, dont le...

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