Le pouvoir juridique.

AuthorCumyn, Madeleine Cantin

Le droit positif, tel qu'il est presente dans la doctrine et dans la jurisprudence, fait rarement etat du pouvoir juridique. Lorsque apparait le terme > dans sa forme substantive, il n'a pas de portee significative : il n'est qu'une autre facon de reconnaitre la capacite ou la competence, ou de definir le droit individuel ou subjectif. Pourtant le Code civil du Quebec, de par sa codification des regles de l'administration du bien d'autrui, revele que le pouvoir est une categorie autonome et distincte des droits subjectifs; il est une prerogative attribuee pour la realisation d'une fin. Le concept de pouvoir justifie le regime particulier gouvernant son exercice et les recours specifiques qui le soutiennent. La categorie des pouvoirs couvre cependant un domaine d'application plus large que la seule gestion de biens pour autrui.

La theorie des pouvoirs prives, dont le titre sur l'administration du bien d'autrui est l'amorce, permet de repondre a certaines critiques formulees a l'encontre de l'idee de droit subjectif en meme temps qu'elle encadre toute intervention legitime d'une personne dans la sphere juridique d'autrui.

Positive law, as articulated through doctrine and jurisprudence, rarely makes mention of the concept of legal power. In instances where it is used in its substantive form, the term "power" does not carry significant weight: these instances merely represent another way of recognizing capacity or competence, or of defining notions of individual or subjective rights. Nonetheless, the Civil Code of Quebec suggests, through its codification of rules governing the administration of the property of another, that the concept of power belongs to an autonomous category distinct from that which encompasses notions of subjective rights; it is a prerogative granted in order to achieve a purpose. The concept of power justifies the existence of a particular regime governing its exercise and its specific remedies. The category that houses the notion of powers, however, covers a broader sphere of application than that governing solely the administration of property belonging to another.

The theory of private powers, which is derived from the title on the administration of property of another, enables one to respond to certain criticisms levelled against the idea of subjective rights, while also framing the legitimate interference of a person in the juridical sphere of another.

Introduction I. L'emergence du concept de pouvoir juridique A. Le droit et le pouvoir: des notions interchangeables? B. Le pouvoir: une categorie juridique distincte II. Le pouvoir : un concept regulateur complementaire des autres techniques du droit A. Le pouvoir, la representation et le mandat B. Le droit commun de l'exercice de pouvoirs et le regime de l'administration du bien d'autrui Conclusion Il arrive frequemment que les constructions juridiques nouvelles naissent et se developpent sous le masque de theories voisines dont elles empruntent l'autorite, mais' deforment les traits (1).

[A]ussi elabore soit-il, le droit special ne peut suffire a combler le vide que laisse l'absence de toute theorie generale. [...] L'autonomie postule l'existence d'un droit commun (2).

Introduction

L'apparition de categories nouvelles est un phenomene recurrent dans la discipline juridique. Absentes du droit primitif, ces categories semblent surgir soudainement. Un regard plus attentif revele cependant que l'avenement d'un concept inaccoutume n'a generalement rien de fortuit. Parce qu'il vient combler un besoin ressenti par l'ordre juridique, celui-ci en prepare la venue sur une periode plus ou moins longue. Des que les circonstances sont propices, que l'evolution et la complexite des situations juridiques en font voir l'utilite, le concept auparavant ignore ou meconnu se revele et prend la place qui lui revient presque naturellement. Ce qui pouvait sembler une solution dissidente est des lors plus justement considere comme la manifestation d'une idee que le droit anterieur contenait a l'etat virtuel. La theorie generale qui prend forme autour de la notion vient alors confirmer tout ce que la categorie recemment reconnue doit aux idees anterieures (3).

Le pouvoir juridique a suivi ce modele evolutif et apparait desormais comme le concept indispensable a la regulation adequate de nombreux rapports familiaux et economiques actuels. Notion sous-jacente dans des institutions fort anciennes, telles la communaute de biens entre epoux, la tutelle et la curatelle, le pouvoir juridique est omnipresent dans la vie moderne. L'evolution du contenu du patrimoine individuel dans lequel ont pris place des biens complexes, dont la gestion requiert une expertise professionnelle, la modification des rapports interpersonnels de dependance et le role predominant que jouent les personnes morales dans la societe et l'economie donnent au pouvoir une pertinence inedite. Quoique l'analyse logique de plusieurs situations juridiques commande sa consecration, la categorie du pouvoir peine a s'affirmer en droit positif. Nous chercherons donc a comprendre les mecanismes qui retiennent le pouvoir a la marge du discours des juristes malgre que celui-ci fasse incontestablement partie de notre droit (I). Nous montrerons ensuite quelle fonction regulatrice le concept de pouvoir est capable d'exercer en complementarite avec d'autres techniques du droit (II).

  1. L'emergence du concept de pouvoir juridique

    Le pouvoir juridique est un concept auquel on a volontiers recours dans l'ordre constitutionnel, dans l'etude des rapports d'autorite de l'administration publique avec les particuliers. a l'oppose, le pouvoir ne joue presentement qu'un role marginal dans l'examen des liens entre personnes privees. Le pouvoir ne semble en effet jouir d'aucune autonomie. Le droit subjectif y regne presque sans partage. Pourtant cette domination du droit subjectif n'est pas si ancienne. Des travaux eloquents montrent, en effet, que le concept de droit individuel n'est apparu que recemment a l'echelle de la tradition civiliste (4). Le droit romain s'est developpe a l'interieur d'une structure dans laquelle les personnes, les choses et les actions en justice etaient envisagees sans recourir a la notion de droit subjectif. Le jus recouvrait un sens plus proche du droit objectif de nos classifications modernes. La presentation du jus romain comme un droit individuel resulte d'une lecture moderne des textes anciens, sans suffisamment tenir compte que le droit romain a ete edifie sur d'autres fondations. On a mal cerne l'apport du droit romain a la distinction des biens et a la definition du droit de propriete. De facon analogue, la transposition de l'action reelle, pour contraindre au respect de l'integrite de la chose, et de l'action personnelle, pour obtenir le paiement d'une dette, en droits d'agir en justice, a ensuite suggere les deux categories distinctes de biens que sont les droits reels et les droits de creance (5). Certes le dominium du droit romain est le prototype qui a guide la definition du droit de propriete lors de la codification, mais le role central de la propriete en droit actuel et celui de la categorie des droits reels qui en decoule ne sont qu'indirectement issus du droit romain. Pour qu'un modele unique d'appropriation des choses materielles s'impose, il fallait consacrer le rejet definitif des systemes de tenures avec lesquels ce modele etait en concurrence pour regir la repartition des usages et des benefices du sol. Alors que le droit de propriete devenait l'archetype des rapports juridiques relatifs aux choses, le droit subjectif, par ailleurs trop souvent assimile a la propriete, a parallelement atteint le statut de concept englobant toutes les prerogatives et les recours que l'ordre juridique reconnait a un sujet de droit.

    Il n'est pas excessif de dire que la pensee juridique a progressivement attribue au droit subjectif une sorte de monopole, s'agissant de qualifier l'interet legitime qu'un justiciable peut invoquer afin d'obtenir l'application des regles juridiques (6). Comme tous les interets legitimes, le pouvoir a ete subsume dans la categorie du droit subjectif. Bien que la necessite de reconnaitre la categorie du pouvoir devienne de plus en plus pressante, plusieurs facteurs contribuent a conserver au droit subjectif le statut qu'il a atteint.

    1. Le droit et le pouvoir : des notions interchangeables ?

      Il est aise de constater que les traites de droit civil ne reconnaissent pas dans le pouvoir juridique une categorie autonome, distincte du droit subjectif. Les brefs passages dans lesquels la doctrine quebecoise evoque la notion de pouvoir font partie de l'etude de la capacite juridique. Le pouvoir est entendu dans le sens de competence ou d'habilitation et s'accompagne d'une mise en garde contre le risque de le confondre avec la capacite (7). Il est, par ailleurs, frappant de voir les meilleurs auteurs definir le droit subjectif, et en particulier le droit reel, comme un pouvoir d'agir, ce substantif etant manifestement employe par les juristes de la meme facon que les profanes pour signifier la puissance, l'autorite ou, plus banalement, le contenu d'un droit individuel (8). L'absence du pouvoir en tant que categorie autonome de l'univers conceptuel des civilistes doit au premier chef etre rattachee a l'analyse dominante du mandat, qui a l'effet d'elargir considerablement son champ d'application aux depens de l'examen du pouvoir dont il est assorti (9). Certes, il n'est pas ouvertement conteste que le mandat confere un pouvoir de representation en vertu duquel le mandataire accomplit un acte juridique qui lie le mandant (10). Toutefois, bien que le mandataire agisse a titre de representant, le mandat est percu principalement sous l'angle du droit subjectif du mandant. L'accent mis sur l'exercice du droit d'autrui par le mandataire occulte le pouvoir dont le representant est investi, la justification qui rend legitime son intervention dans les affaires du...

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