Les projets de loi fictifs (pro forma) et l'independance du parlement.

AuthorHicks, Bruce M.

Depuis longtemps, un projet de loi d'intérêt public et d'initiative parlementaire dit > (pro forma) peut être présenté dans chaque chambre du Parlement avant le dépôt et l'étude du discours du Trône. Cette tradition est vieille de 400 ans au Royaume-Uni et, comme c'est le cas pour de nombreuses traditions séculaires, une partie de sa signification est tombée dans l'oubli. En 2008, le gouvernement du Canada a rompu avec la tradition en présentant deux projets de loi d'initiative gouvernementale qui constatent sommairement le privilège dont jouit chaque chambre. L'article qui suit présente l'historique des projets de loi fictifs en les situant dans leur contexte initial pour montrer que l'affirmation des privilèges et des droits, qui ont tous été conquis de haute lutte avant l'avènement du gouvernement responsable et constituent la pierre angulaire du pouvoir législatif, est beaucoup plus étoffée que le donnent à penser ces deux nouveaux projets de loi. L'auteur explique que la décision d'utiliser ces nouveaux projets de loi est révélatrice de la domination que la Couronne exerce de plus en plus sur le programme législatif. Enfin, il recommande que le nouveau libellé des projets de loi soit modifié; que seuls des députés et des sénateurs qui ne sont ni ministres ni secrétaires parlementaires soient choisis pour proposer le projet de loi fictif; que les projets de loi retenus symbolisent mieux l'éventail complet des droits et des privilèges affirmés par la Chambre des communes, le Sénat et les parlementaires.

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L'échange de propos qui suit a eu lieu à la Chambre des communes, à la première séance de travaux parlementaires consécutive aux élections de 2008, après que le premier ministre a demandé à présenter le projet de loi C-1, Loi concernant la prestation de serments d'office.

M. Harper : Monsieur le Président, une longue tradition parlementaire veut que le premier ministre présente un projet de loi fictif qui affirme le droit de la Chambre des communes à présenter des mesures législatives. Suivant la pratique adoptée par certaines assemblées législatives, notamment certaines de nos assemblées législatives provinciales, je propose aujourd'hui de déposer réellement un véritable document qui affirme ce droit. M. Goodale : Monsieur le Président, le dépôt du projet de loi C-1 à l'ouverture d'une législature, comme le décrit le Marleau-Montpetit, est essentiellement un geste symbolique visant à affirmer le droit du Parlement d'agir comme bon lui semble, indépendamment de ce qui se trouve ou non dans le discours du Trône. [...] Le premier ministre ne changera peut-être rien d'important avec le processus qu'il propose maintenant, mais j'aimerais profiter de l'occasion pour demander [...] au premier ministre, et également au Président, de nous donner l'assurance que ce geste ne change rien de fondamental [...] M. Harper : Monsieur le Président, je peux certes assurer à la Chambre que cela ne va à l'encontre d'aucune de nos pratiques. En fait, cela ne sert qu'à fournir une copie papier de nos pratiques établies de longue date, comme cela se fait ailleurs (1). Le premier ministre a-t-il raison? Ou se pourrait-il que la présentation très sommaire d'un ensemble de droits et de privilèges constitutionnels établis au fil des siècles ait pour effet de les restreindre? Après tout, selon un principe fondamental du droit constitutionnel, définir c'est limiter.

Il est difficile, aussi, de ne pas trouver paradoxal que le projet de loi fictif qui affirme l'indépendance de la Chambre à l'égard de la Couronne ait été modifié par nul autre que la personne qui intervient le plus directement au nom de la Couronne et qui est presque seul à gérer ses prérogatives : le premier ministre. Au Sénat canadien, un changement identique a été apporté en même temps par un ministre, lui aussi représentant de la Couronne vis-à-vis de laquelle la chambre haute cherche à affirmer son indépendance.

Pour bien comprendre la logique qui sous-tend le projet de loi fictif et, par conséquent, la pertinence, l'importance et la conséquence possible des récents changements, nous devons d'abord examiner l'usage anglais traditionnel concernant ce type de texte.

L'usage anglais

En Angleterre, à une époque, tout relevait de la prérogative royale, mais l'autorité du roi avait été contestée dès le début par la noblesse et le clergé, et davantage encore que dans le reste de l'Europe. Le roi se mit donc à convoquer de vastes assemblées de notables pour entendre leur avis et faire connaître ses décisions, pratique qui lui permit de légitimer son autorité et de se rallier ses adversaires. Il devait parfois faire des concessions, qui sont à l'origine des droits octroyés au peuple et au Parlement, à commencer par la Grande Charte. Les Tudor, particulièrement aptes à gérer les intérêts contradictoires, ont su rendre le > beaucoup plus puissant que le > seul. C'est pourquoi les rois et reines de l'ère Tudor sont considérés comme les souverains les plus puissants de l'histoire d'Angleterre et les plus proches du monarque absolu de droit divin.

À la fin de la dynastie Tudor, toutefois, la Chambre des lords et la Chambre des communes commencèrent à s'affirmer. La rupture avec l'Église catholique romaine sous le règne d'Henri VIII avait fait apparaître des fissures dans l'édifice, si bien qu'à l'époque oø la reine catholique Marie 1re réclama le trône et épousa Philippe II d'Espagne, les chambres se mirent à revendiquer la liberté de parole dans les débats, le droit de formuler des griefs contre la Couronne et le droit de débattre n'importe quel sujet, plutôt que ceux imposés par la reine. C'est à l'appui de ces multiples requêtes que, dans la première législature d'Élisabeth 1re ouverte en 1558, le dépôt de ce que nous appelons aujourd'hui un > en est venu à avoir préséance sur toutes les autres affaires de la Chambre des communes, même celles qui avaient amené la reine à convoquer le Parlement.

Cette marque de progrès ne tenait pas uniquement à la volonté des Communes de déterminer leurs propres priorités, contrairement à ce qu'on affirme de nos jours. La Couronne avait invariablement rejeté le principe selon lequel le Parlement pourrait légiférer en matière de gouvernance, invoquant que cela relevait de la prérogative royale. Pour les questions dont elle saisissait le Parlement, la Couronne prétendait que la liberté parlementaire se résumait au droit de > et excluait catégoriquement les griefs exprimés contre elle, interprétés comme une trahison contre la personne de la reine (2).

En 1604, le Parlement mit à l'épreuve encore une fois un nouveau monarque, Jacques VI d'Écosse, qui venait d'accéder au trône sous le nom de Jacques 1er d'Angleterre, premier de la lignée des Stuart. Pendant la première législature, la Chambre des communes non seulement présenta un projet de loi qui n'avait pas été sanctionné par la Couronne, mais officialisa cette pratique comme un > en adoptant une résolution voulant que le premier jour de séance de chaque législature, un projet de loi, et un seul, reçoive la première lecture pour la forme (3). À l'origine, ce type de projet de loi était présenté par des membres des Communes qui espéraient le voir adopté par les deux chambres et sanctionné par la Couronne, même s'ils savaient que la probabilité était mince et que leur geste était vu comme un signe de défi. Certains de ces projets de loi ont véritablement progressé dans la filière législative.

La locution adjectivale > reflète le fait que l'acte symbolique de présenter ces projets de loi > constitue un geste de défi envers la Couronne, mais il ne faut pas confondre ceux-ci avec une directive (du moins dans les premiers temps) empêchant les textes de dépasser l'étape de la première lecture. Il s'agissait de véritables projets de loi d'intérêt public et d'initiative parlementaire. Cela dit, la décision de limiter cet acte de défi à un seul projet de loi d'initiative parlementaire le premier jour de séance et d'officialiser la pratique par voie de résolution fut prise en vue d'amener la Couronne à des dispositions plus favorables, même si elle servait à affirmer des droits que la Couronne refusait d'accorder. Elle visait aussi à protéger de la colère du roi le promoteur du projet de loi grâce à une résolution en bonne et due forme de la Chambre tout entière.

Au cours de cette époque, le Parlement s'est trouvé en conflit constant avec le roi au sujet du droit d'étudier des projets de loi d'intérêt public, ce qui a provoqué maintes fois sa prorogation et sa dissolution. Le fils de Jacques, Charles 1er, par exemple, après sa première expérience du Parlement, refusa de le convoquer pendant 11 ans. Il finit par le convoquer en avril 1640, pour le dissoudre trois semaines plus tard parce que la Chambre refusait de débattre exclusivement la question des crédits budgétaires dont elle avait été saisie, d'oø l'appellation de >.

Comme la Couronne arrêtait des parlementaires pour ces > de défi et qu'il fallait éviter de les mettre directement en danger, on en vint à choisir, pour ce premier geste symbolique, un projet de loi qui avait déjà été étudié au cours d'une législature précédente. En 1661, cette pratique devint courante, car elle avait aussi l'avantage de favoriser l'affirmation de la continuité parlementaire. Chaque parlement convoqué étant une nouvelle entité juridique créée par la Couronne en vertu de son autorité royale, la présentation d'un projet de loi d'intérêt public et d'initiative parlementaire déjà étudié permettait d'affirmer les droits proclamés par le Parlement précédent, même si cette entité avait été dissoute par un roi irrité qui lui avait refusé ces droits.

C'est sous le règne des Stuart que la relation entre le Parlement, qui évoluait peu à peu pour devenir ce que Montesquieu appellera plus tard le pouvoir législatif, et la Couronne, qui ne s'intéressait alors (comme maintenant) qu'au pouvoir exécutif, fut la plus conflictuelle. La Couronne ne convoquait le...

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