Le rôle de la défiance constructive au Canada : expériences de six pays européens.

AuthorPiersig, Elsa
PositionArticle vedette

Convaincus qu'il aurait l'effet souhaitable de restreindre le pouvoir de l'exécutif et du premier ministre, les commentateurs de l'ensemble du pays accueillirent favorablement l'élection d'un gouvernement minoritaire en 2004. Mais à mesure que se succédèrent les gouvernements minoritaires de 2004 à 2011, plusieurs recours plutôt controversés à la convention sur la confiance motivèrent la présentation de projets de réformes, dont celui voulant remplacer le vote traditionnel de défiance négative par un vote plus constructif. Contrairement à un vote négatif, qui vise à retirer la confiance au gouvernement et qui a normalement pour effet de déclencher des élections, un vote de défiance constructive a pour effet non seulement de démanteler le gouvernement au pouvoir, mais aussi de désigner un parlementaire à la tête du nouveau gouvernement jusqu'à ce que des élections soient lancées.

Le concept existe déjà dans bon nombre de pays, dont l'Allemagne, l'Espagne, la Belgique, la Pologne, la Slovénie et la Hongrie. Peter Russell pense que le Canada pourrait adopter la convention, qui fait d'ailleurs partie des propositions de réforme constitutionnelle avancées par Peter Aucoin, Mark Jarvis et Lori Turnbull, qui préconisent également les élections à date fixe et le transfert de la prérogative en matière de dissolution du gouverneur général au Parlement (1). Ces commentateurs estiment que l'adoption de la convention sur la défiance constructive accroîtra la stabilité parlementaire en limitant le recours à la politique de la corde raide, en remettant le sort du gouvernement dans les mains du Parlement et en réduisant le pouvoir de l'exécutif (2).

Mais un train de réformes sur la défiance constructive produirait-il réellement les résultats escomptés? Accroîtrait-il réellement la stabilité parlementaire et l'importance du Parlement et, si oui, à quel prix? Le présent ouvrage cherche à élucider ces questions en examinant l'histoire de la convention sur la défiance constructive et son application dans six pays européens. Malgré l'information que l'on pourrait en tirer afin de mieux comprendre l'impact de telles réformes ici au Canada, l'expérience de ces pays avec la défiance constructive est passée inaperçue des intellectuels canadiens. Les constatations du présent examen comparatif serviront à déterminer si la défiance constructive est susceptible de s'avérer à la hauteur des attentes qu'auraient d'elle ses partisans au Canada. M'inspirant principalement de l'expérience de l'Espagne et de l'Allemagne, j'en viens à la conclusion que l'adoption de la convention sur la défiance constructive au Canada accroîtrait la stabilité parlementaire aux dépens de l'équilibre des pouvoirs et de la légitimité des transitions de pouvoir à la mi-mandat.

Renforcer la confiance un pays à la fois : expériences de six pays

Le vote de défiance constructive figure très peu dans la recherche canadienne ou comparative. Il est à peine mentionné dans les ouvrages sur la formation et la démission de gouvernements (3). Il y a une exception : l'étude de Diermeier, Eraslan et Merlo, qui consacre une grande attention à la défiance constructive. En outre, la défiance constructive est examinée en détail dans les ouvrages sur la mise au point de la Loi fondamentale de la République fédérale d'Allemagne (4) et sur la démocratie du chancelier, ou encore la dominance de l'exécutif en Allemagne (5).

L'Allemagne a adopté la défiance constructive en réponse à l'instabilité parlementaire extrême qui avait miné la République de Weimar. La constitution de Weimar prévoyait un système de représentation proportionnelle qui donna lieu à des parlements très fragmentés. Des partis extrémistes tiraient profit de cette fragmentation en créant des majorités négatives au sein du système, même s'ils ne partageaient aucun idéal, dans le seul but d'affaiblir le chancelier, son cabinet, et ainsi le régime. Il en ressortit une succession de votes de défiance négatifs et de dissolutions, situation que le président de la République tenta de maîtriser en circonvenant le Parlement et en nommant des chanceliers intérimaires. Comme ils n'avaient généralement pas l'appui du Parlement, ces chanceliers s'avéraient peu efficaces.

En réponse à ces problèmes, le Conseil parlementaire allemand chargé de rédiger une nouvelle constitution à la fin des années 1940 a voulu établir des règles qui mettraient le régime démocratique à l'abri des éléments radicaux, des idées antidémocratiques et des autres régimes politiques (6). Les rédacteurs souhaitaient s'inspirer du principe dit de la démocratie militaire afin de dresser une nouvelle constitution qui protégerait l'exécutif contre les comportements parlementaires << irresponsables >> et l'ingérence présidentielle et qui limiterait le nombre de dissolutions déstabilisantes (7). Le Conseil parlementaire trouva sa solution à BadeWurtemberg, dont les politiciens avaient conçu, en collaboration avec leurs conseillers militaires américains, un vote de défiance constructive pour consolider l'exécutif (8). La défiance constructive était considérée comme une solution prometteuse parce qu'elle empêche les partis incapables de s'entendre sur la création d'un nouveau gouvernement de déclencher des élections en retirant la confiance dont bénéficiait jusqu'alors le gouvernement au pouvoir. Le Conseil parlementaire a assorti le vote de défiance constructive d'un mandat parlementaire fixe de quatre ans et d'une mesure dite soupape de sécurité permettant de déclencher des élections précoces lorsqu'aucun gouvernement possible ne bénéficie de la confiance du Parlement.

J'ai fait remarquer plus haut qu'Aucoin, Jarvis et Turnbull prévoient une << soupape de sécurité >> en cas d'impasse parlementaire. En effet, tous les régimes de défiance constructive sont assortis d'une telle mesure de protection, comme l'était bien évidemment le régime allemand novateur. La soupape de sécurité allemande est prévue aux termes de l'article 68 de la Loi fondamentale; elle permet au chancelier de déclencher un vote de confiance. Contrairement à un vote de défiance lancé par l'opposition, le vote de confiance lancé par le chancelier n'est pas considéré constructif aux termes de l'article 68. Si le gouvernement du chancelier perd le vote, il peut demander que de nouvelles élections soient tenues avant la date prévue des élections suivantes; c'est justement ce qui s'est passé en 1972, en 1982 et en 2005.

Depuis que les Allemands ont introduit la notion de défiance constructive en 1949, celle-ci a été retenue par cinq autres pays d'Europe. L'Espagne l'a incorporée à la constitution qu'elle a dressée en 1978 après la chute de Franco pour des raisons semblables à celles de l'Allemagne. En effet, sa stabilité parlementaire et exécutive compromise par des mouvements extrémistes (la durée des cabinets durant la deuxième République espagnole était inférieure même à celle des cabinets de la République de Weimar) l'Espagne a voulu adopter une constitution favorable à la stabilité et à la force du régime démocratique. Dans la foulée de la chute du communisme, la Hongrie, la Slovénie et la Pologne lui emboîtèrent ensuite le pas, en 1989, 1991 et 1992 respectivement, toujours dans le but de protéger leur démocratie émergente. Enfin, la Belgique a adopté la réforme en 1995 dans l'optique de faire en sorte qu'un gouvernement nouvellement formé puisse rester au pouvoir, conférant un degré de stabilité à un parlement hautement fragmenté.

À l'instar du régime allemand, ceux adoptés par ces pays sont eux aussi assortis d'une disposition de sécurité semblable à celle de l'article 68 afin de pouvoir dénouer d'éventuelles impasses parlementaires. Celle adoptée par la Slovénie encourage même plus explicitement la création d'un nouveau gouvernement plutôt que la simple dissolution : si le président du gouvernement (le premier ministre) déclenche un vote de confiance, l'Assemblée nationale doit tenter de présenter une réponse dans les 30 jours suivants soit en élisant un nouveau gouvernement, soit en confirmant la confiance à l'égard de l'administration. Seulement en l'absence de réponse de la part de l'Assemblée nationale une dissolution précoce est-elle possible? Malgré ce sursis, la soupape de sécurité slovène permet néanmoins au gouvernement d'orchestrer sa propre défaite afin de déclencher de nouvelles élections.

Le Tableau 1 ci-dessous résume les votes de défiance constructive tenus jusqu'à présent. Ils sont peu fréquents dans cinq des six démocraties à l'étude, et il n'y en a pas encore eu en Belgique. Lorsque la règle est invoquée (à 12 occasions au total), c'est à une de deux fins distinctes : la première, pour déclencher une transition à la mi-mandat qui entend un changement dans la composition des partis au pouvoir; et la deuxième, pour remplacer le chef du gouvernement sans aucun changement aux partis au pouvoir. Le premier scénario peut être subdivisé en deux catégories, celle où les partis à l'origine du vote de défiance souhaitent remplacer le gouvernement et celle où les partis ne s'attendent manifestement pas à réussir et invoquent la règle pour d'autres raisons, comme pour accroître leur visibilité ou pour attirer l'attention des médias.

Dans la première catégorie, le remplacement du gouvernement avant la fin de son mandat est le résultat attendu de la règle de la démission, étant donné que celle-ci a été créée pour structurer le comportement de l'opposition de manière à la rendre plus << responsable >>. C'est pourquoi il n'est pas étonnant que 10 des 12 cas se rangent sous cette catégorie. Cela dit, dans seulement cinq cas (deux fois en Allemagne et trois en Slovénie) les partis à l'origine du vote de défiance constructive avaient-ils espoir de réussir. Même dans cette catégorie (1.a), la victoire n'était pas assurée. En Allemagne, une motion de défiance constructive a été rejetée de justesse en 1972, puis adoptée en 1982. L'adoption de la motion en 1982 n'a toutefois pas donné...

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