La surveillance du courrier electronique en milieu de travail: le Quebec succombera t-il a l'influence de l'approche americaine?

AuthorEltis, Karen

Cet article questionne le bien fonde de l'adoption d'une analyse de la cybersurveillance basee sur des notions de propriete au Quebec. Compte tenu de l'impact des moyens sophistiques de surveillance electronique sur le droit au respect de la vie privee, l'auteure se penche sur le cadre juridique pertinent a la surveillance des courriels des salaries aux Etats-Unis, portant un interet particulier sur ses racines historiques et sur la rationalite qui l'anime. L'auteure se penche egalement sur le cadre juridique quebecois en ce qui est de l'etendue de la protection du respect de la vie privee des employes en gardant en vue les criteres de dignite et de droits fondamentaux qui en decoulent. L'auteure invite ensuite les tribunaux quebecois a refuser de succomber a l'approche dite volontariste au droit a la vie privee en milieu de travail. Finalement, l'auteure s'interroge sur la pertinence d'un modele juridique alternatif, a savoir, le modele francais. Ainsi, il semblerait que la tradition juridique quebecoise, vouee a la justice sociale, se prete mieux a l'approche francaise qu'a l'approche americaine, puisqu'elle repose sur la dignite de l'employe et sur le juste equilibre entre leurs droits et ceux de leurs employeurs.

This article questions the relevance of adopting a property-based cybersurveillance analysis in Quebec. Given the impact of sophisticated electronic surveillance on the right to privacy, the author focuses on the legal framework that pertains to the monitoring of employee's e-mails in the United States, paying particular attention to the historical origin and rationale behind the idea of cybersurveillance. The author also focuses on Quebec's legal framework governing employee privacy rights, as well as on Quebec's legal culture of protecting dignity and fundamental rights. The author then calls on Quebec courts to reconsider giving in to the so-called voluntary approach to the right of privacy in the workplace. Finally, she questions the relevance of an alternative legal model, namely the French model. It appears that the legal tradition of Quebec lends itself better to the French approach than to the American one, for the Quebec model is premised on the notion of dignity of the employee and on the need to balance the rights of the employee and employer.

Introduction I. La situation aux Etats-Unis : un survol edifiant A. Le cadre juridique B. La rationalite sous-jacente : une histoire redoutable C. Le cadre juridique quebecois : la dignite survit au contrat de travail II. La situation au Quebec : le respect des droits fondamentaux III. Que peut-on apprendre d'autres juridictions civilistes telles la France ? Conclusion <> Sun Microsystems, Inc., Scott McNealy, CEO (1)

Introduction

L'affaire Enron, ayant attire beaucoup d'attention dans les medias, surtout aux Etats-Unis, tire son origine de la decouverte d'un simple courriel redige par Nancy Temple, une avocate conseil de l'entreprise Arthur Andersen, menant a la condamnation de l'importante firme comptable. Adresse a son collegue de travail, le courriel revelait l'intention de cette derniere de supprimer quelques mots d'un document qui menacait d'incriminer la firme (2). Le fait que ce message courriel ait pu eventuellement mener a un scandale d'une telle ampleur et a la destruction d'un veritable empire (3), souligne l'importance croissante de la surveillance du courrier electronique en milieu de travail (4). Il va sans dire que les employeurs et employes sont de plus en plus preoccupes par la legalite de la surveillance du courrier electronique (5). Pourtant, notre droit positif, au Quebec comme au Canada, demeure quasi-silencieux a ce sujet (6).

En contrepartie, aux Etats-Unis, la loi confere aux employeurs le droit presque absolu de surveiller l'utilisation de l'Internet par leurs employes, pourvu qu'ils divulguent cette pratique. S'inspirant de la notion volontariste du <> (7) selon laquelle l'employe cede ses droits contractuellement en acceptant l'emploi, ainsi qu'en vertu des droits de propriete de l'employeur (8), les tribunaux americains se concentrent uniquement sur la suffisance de l'avis en question (9), et non sur le respect des libertes fondamentales, telle la dignite humaine (10). L'approche s'explique par le fait que les droits de la personnalite demeurent inconnus dans le systeme americain (11). Cette conception restreinte des droits des salaries dans le milieu de travail emane d'une approche liberale classique au droit a la vie privee basee sur la propriete (12) et sur le pur volontarisme.

Mais pourquoi s'interesser a la jurisprudence americaine? Compte tenu du fait que ce sujet controverse ne connait pas de frontieres, et plus generalement de l'internationalisation du droit, l'approche americaine risque de nous influencer. De plus, en l'absence d'un droit positif quebecois plus elabore traitant de la surveillance electronique dans le milieu du travail, les tribunaux quebecois centrent leur analyse dans ce domaine sur le droit americain (si ce n'est qu'inconsciemment), et ce meme lorsque ce droit se prete mal a notre tradition juridique (13). C'est a ce phenomene que cette etude est consacree.

Les tribunaux canadiens, pour leur part, semblent se rallier de plus en plus a une logique de la vie privee basee sur la propriete, aux depens de la dignite des salaries (14). Cette tendance est d'autant plus inquietante au Quebec, car la logique empruntee aux tribunaux americains est etrangere a la tradition civiliste, qui, pour sa part, impose une distinction conceptuelle entre la personne et la propriete (15). Cette derive vers une interpretation restreinte du droit au respect de la vie privee des salaries, qui repose sur les principes de la propriete et de la subordination contractuelle (16), est refletee dans l'arret de principe Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau (17). Prononcee par la Cour d'appel du Quebec en 1999, la decision reconnait le droit des employeurs de surveiller leurs employes, meme dans certains aspects de leur vie privee, pourvu qu'ils aient des <> pour le faire (18). Ainsi, le droit quebecois semble avoir succombe a la conception etroite des droits des salaries dans le milieu de travail qui domine chez nos voisins.

Comme l'expliquent les professeurs Benyekhlef et Trudel dans leur critique de ce meme arret, le droit a la vie privee, tel qu'interprete par la Cour d'appel,

ne va pas jusqu'a nous proteger de la surveillance clandestine de notre employeur meme si une telle surveillance peut entrainer de graves consequences. Il suffit, dit la Cour d'appel du Quebec, que l'employeur ait quelque raison serieuse pour proceder a une telle surveillance pour en avoir le droit. Quelles sont ces raisons serieuses? La Cour precise que l'employeur a toujours un interet serieux a s'assurer de la loyaute et de l'execution correcte par l'employe de ses obligations (19). Et tout cela en l'absence de sauvegardes semblables a celles reservees contre des intrusions etatiques. Ainsi, toujours selon Benyekhlef et Trudel :

Une telle surveillance, lorsqu'il s'agit de personnes soupconnees d'actes criminels, est assujettie a des procedures strictes de controle (delivrance d'un mandat par un juge de paix). Ce fait ne semble pas avoir emu nos tribunaux, ni la Commission des droits de la personne du Quebec qui, malheureusement, montre une tendance preoccupante, voire facheuse, a choisir les droits qu'elle accepte de defendre [...] [L']Etat n'est plus le Leviathan liberticide decrit par les philosophes, c'est l'employeur qui, a la suite de cette interpretation a courte vue de nos tribunaux, devient la principale menace a nos droits et libertes. Ce dernier peut impunement se livrer a des exercices de controle et de surveillance des personnes qui, s'ils etaient exerces par l'Etat, constitueraient des atteintes aux droits et libertes denoncees par tous et, sans aucun doute, censurees par les tribunaux (20). Pour emprunter les mots du professeur Glenn, utilises dans le contexte des recours collectifs, cette vision est incompatible avec le droit civil, proprement compris, <> (21). On ne peut manquer de constater ici qu'il s'agit d'une conception qui relegue la dignite en peripherie. Comme cette etude espere demontrer, non seulement ce modele s'applique t-il difficilement a la culture juridique quebecoise, mais il peut s'averer nuisible a celle-ci.

En effet, tel qu'expose a la partie III de cette etude, l'arret Bridgestone/Firestone, conditionne par le discours d'<> typique a la common law (22), se distingue nettement de sa contrepartie en France qui, pour sa part, preconise une definition large du droit des salaries au respect de leur vie privee face a leur employeur (23). A notre avis, cette derniere approche devrait prevaloir au Quebec.

A cet egard, et compte tenu de l'influence historique de la common law sur le developpement de la jurisprudence quebecoise (24), la preoccupation essentielle commandant ce texte est la suivante : de denoncer la conception restreinte du droit au respect de la vie privee, basee sur la propriete et evaluee selon les <>, et de montrer qu'elle se prete mal a la culture juridique quebecoise.

Plusieurs arguments peuvent etres avances pour soutenir ce postulat. Premierement, cette approche restreinte, axee sur la conception subjective des attentes raisonnables, est etrangere aux premisses de base de la pensee civiliste et de son raisonnement. Ce raisonnement prone une approche objective aux droits, tout en rejetant l'approche fonctionnelle favorisee en common law (25), qui ne reconnait pas l'idee d'un droit subjectif (26).

Dans le meme ordre d'idees, precisons que dans un systeme de droit civil, le droit a la vie privee ne se limite pas aux interets des individus ni au volontarisme contractuel. Au contraire, il est compris comme ayant une valeur sociale importante dont l'Etat est garant, comme le lecteur pourra constater dans le troisieme volet...

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