Une tradition de vigilance : le role du lieutenant-gouverneur de l'Alberta.

AuthorNeitsch, Alfred Thomas

Actuellement, au Canada, une fausse idée circule voulant que le gouverneur général et les lieutenants-gouverneurs soient impuissants d'un point de vue politique. En réalité, ils possèdent des pouvoirs considérables, tant de nature juridique que politique. En utilisant la province de l'Alberta comme exemple, l'auteur aborde les façons dont divers lieutenants-gouverneurs ont exercé les pouvoirs qui leur ont été accordés en vertu des lois et des conventions.

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Le lieutenant-gouverneur était censé jouer un double rôle, c'est-à-dire celui de représentant du monarque, mais plus précisément d'agent fédéral sous les ordres du Cabinet fédéral. Peter J.T. O'Hearn se souvient que cette charge était loin d'être cérémonielle.

Dans les premiers temps, certains gouverneurs, notamment dans les nouvelles provinces, s'occupaient en fait de l'administration. Il y avait des affrontements excitants au Québec et en Colombie-Britannique entre des gouverneurs résolus et leurs ministères, ce qui a entraîné la dissolution de cinq cabinets. Au cours des 50 premières années de la Confédération, les gouverneurs ont refusé de sanctionner 26 projets de loi et ils en ont réservé 64 en vue de leur traitement à Ottawa (1). Les frustrations éprouvées par les provinces les ont amenées à contester les arguments selon lesquels les lieutenants-gouverneurs possédaient des pouvoirs limités. À partir de 1867, Oliver Mowat, le premier ministre de l'Ontario, a tenté de modifier la notion de subordination du lieutenant-gouverneur (et, par conséquent, des provinces également).

Le lieutenant-gouverneur constituait le pivot de l'ingérence fédérale. Nommé et renvoyé par le gouvernement fédéral, à peine considéré comme un agent fédéral par les gouvernements impérial et fédéral, surtout utile pour harmoniser les politiques provinciales et celles du gouvernement central, le lieutenant-gouverneur devait ressembler à un > au sein de la forteresse provinciale aux yeux de Mowat (2). Dans l'arrêt Liquidators of Maritime Bank v. Receiver-General of New Brunswick (1892), le Comité judiciaire du Conseil privé a effectivement annulé environ 25 ans de pratique et de droit constitutionnels. Jusqu'alors, le lieutenant-gouverneur était surtout considéré comme un représentant du gouvernement fédéral. Toutefois, après la faillite de la Maritime Bank, le gouvernement du Nouveau-Brunswick, impatient de retrouver ses fonds, a soutenu que le lieutenant-gouverneur représentait le monarque et qu'il possédait toutes les prérogatives de la Couronne. Cela signifiait que le gouvernement du Nouveau-Brunswick pouvait recourir à ces prérogatives comme fondement de sa revendication de priorité sur les autres créanciers qui tentaient de se faire rembourser par les liquidateurs de la Maritime Bank. Le tribunal a accepté cet argument. L'importance historique de cette affaire repose sur le fait que, légalement parlant, le lieutenant-gouverneur ne serait plus vu comme un agent fédéral ni comme un subordonné du gouvernement central.

Le lieutenant-gouverneur de l'Alberta

L'Alberta a vu défiler bon nombre de lieutenants-gouverneurs interventionnistes depuis les années du Crédit Social et de William Aberhart. La période du Crédit Social en Alberta, particulièrement de 1936 à 1938, a donné lieu à des interventions considérables du lieutenant-gouverneur et du gouverneur général. À cette époque, plusieurs précédents ont été établis quant au rôle et à l'autorité de ces derniers.

Au début du mandat d'Aberhar't, le lieutenant-gouverneur exprimait déjà ses inquiétudes concernant certaines lois. Le 31 mars 1936, dans une lettre adressée au premier ministre, Walsh a indiqué qu'il s'opposait vivement au principe d'adopter les lois par décret plutôt que par voie législative (3). Il a continué d'émettre des réserves en soutenant que, selon lui, de telles lois ne devraient être adoptées qu'après une discussion exhaustive entre les personnes élues à cette fin dans l'enceinte de l'Assemblée législative plutôt qu'à la suite d'échanges entre quelques-unes d'entre elles dans la salle du conseil exécutif (4). Le lieutenant-gouverneur Walsh a donné un ultimatum à Aberhart : il devait modifier les dispositions de la loi ou fournir un avis juridique sur le caractère ultra vires ou non du texte.

Plusieurs mois plus tard, Walsh a encore menacé d'intervenir. Le 31 août 1936, il a écrit à Aberhart, parce qu'un projet de loi sur la réduction et l'acquittement des dettes l'avait fortement troublé. Dans sa lettre, Walsh exprimait sa sympathie pour les difficultés pesant sur le gouvernement Aberhart, mais soulignait clairement son opposition. Il affirmait qu'il ne saurait trop condamner la manière impitoyable avec laquelle la loi proposait de traiter les droits des créanciers, car ceux-ci possédaient certainement des droits au même titre que les débiteurs dans ce pays (5). Walsh a prévenu Aberhart qu'une telle loi nuirait davantage à la réputation financière malmenée de l'Alberta et qu'elle pourrait être considérée ultra vires puisqu'elle empiéterait sur la compétence exclusive du gouvernement fédéral dans le domaine bancaire. Il était donc possible que l'administration fédérale désavoue la loi.

Par conséquent, Walsh a donné trois possibilités à Aberhart. Premièrement, retarder l'adoption du projet de loi jusqu'à la fin de la session suivante. Deuxièmement, envoyer le projet de loi à la Cour suprême de l'Alberta pour qu'il soit examiné ou, troisièmement, ne rien faire. En ce qui a trait à cette dernière possibilité, Walsh a mentionné en passant qu'il avait le pouvoir, aux termes de l'article 55 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, de réserver ce projet de loi pour la signification du bon plaisir du gouverneur général (6). Il a indiqué que, s'il jugeait pouvoir agir de la sorte de façon constitutionnelle, il se sentirait tout à fait justifié de réserver le projet de loi (7). Finalement, Walsh a choisi de ne pas refuser la sanction royale. La Cour suprême de l'Alberta a examiné ce texte, renommé Reduction and Settlement of Debts Act. Il est probable que Walsh, ancien juge en chef de l'Alberta et vif opposant à la loi, ait joué un certain rôle en avertissant les tribunaux.

En février 1937, le juge A.F. Ewing de la Cour suprême de l'Alberta a jugé le Reduction and Settlement of Debts Act inconstitutionnel. En juin de la même année, l'appel du gouvernement provincial a finalement été rejeté. Le 25 octobre 1938, la cour d'appel a refusé d'entendre le second appel du gouvernement Aberhart. En 1937, la régularité de l'adoption de projets de loi anticonstitutionnels par l'Assemblée législative de l'Alberta a rendu nécessaire un mode d'intervention indépendant des révisions judiciaires coûteuses en temps : une intervention vice-royale du lieutenant-gouverneur de l'Alberta et du gouverneur général du Canada.

Désaveu et réserve

John Campbell Bowen est le lieutenant-gouverneur de l'Alberta aux plus longs états de service. La durée de son mandat prouve l'efficacité du lieutenant-gouverneur en matière de protection des libertés civiles et d'assurance de la constitutionnalité de la législation provinciale. Cependant, les contemporains de Bowen n'ont pas immédiatement reconnu sa perspicacité ni ses qualités de protecteur. En effet, Bowen a été vertement critiqué pendant la Crise constitutionnelle de 1937-1938 pour avoir démontré une faiblesse inconvenante pour un lieutenant-gouverneur. Le 1er février 1938, Mackenzie King a noté dans son journal qu'il avait eu une conversation avec le lieutenant-gouverneur Bowen de l'Alberta, qui lui avait donné l'impression d'être de nature très délicate et de ne pas être fait pour ce poste. Néanmoins, Bowen a été tout à fait en mesure de surmonter ce trait de personnalité.

Lorsque William Aberhart a assumé les fonctions de premier ministre de l'Alberta en 1935, il a demandé de bénéficier d'une période de 18 mois pour établir un nouvel ordre qui devait délivrer les Albertains des maux économiques associés à la Grande Crise. En 1938, il était évident que ses mesures avaient échoué. Entre-temps, Aberhart avait provoqué de vives inquiétudes avec ses politiques et ses lois. Le 16 août 1937, Arthur Meighen a écrit au sénateur William Griesbach et avait laissé présager l'intervention du gouvernement fédéral et du lieutenant-gouverneur. Il avait indiqué qu'il ne fallait pas oublier que les Albertains sont des citoyens du Canada et qu'ils ont toujours droit aux protections garanties par la Constitution. Il avait ajouté que, si les lois provinciales étaient toujours adoptées à moins que les tribunaux ne les révoquent, alors l'ancre de veille de la Confédération n'existait plus (8).

En août 1937, le gouvernement Aberhart, impatient de mettre en application une économie fidèle aux principes de Douglas et du Crédit Social, a adopté le Credit of Alberta Regulation Act, le Bank Employees Civil Rights Act et le Judicature Act Amendment Act. Dans une lettre antérieure en date du 11 août, le premier ministre Mackenzie King avait demandé que William Aberhart envoie d'abord ces lois à la Cour suprême du Canada pour qu'elle juge de leur constitutionnalité. Comme elles avaient déjà reçu la sanction royale du lieutenant-gouverneur la veille, Aberhart a refusé.

Les lois avaient suscité d'importantes préoccupations constitutionnelles, au point même oø le lieutenant-gouverneur n'aurait pas dû accorder la sanction royale. Par exemple, dans le Credit of Regulation Act, l'article 7 stipulait que les banquiers, même non brevetés, pouvaient entamer ou poursuivre toute action concernant une revendication juridiquement valide ou reposant sur des principes d'équité (9). Le Judicature Act Amendment Act proposait, de façon absurde, un changement équivalant à une modification constitutionnelle unilatérale en précisant qu'aucune mesure ou procédure de quelque nature que ce soit concernant la validité constitutionnelle d'un texte de loi de l'Assemblée législative de la province ne devait être entreprise...

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