La remise en liberte sous conditions par les policiers dans des evenements de violence conjugale.

AuthorGauthier, Sonia

Introduction

Jusqu'au milieu des annees 80, les hommes violents envers leur conjointe etaient peu souvent traduits devant les tribunaux. Cette situation a considerablement change avec l'adoption d'une serie de politiques et de directives mises en place pour favoriser la criminalisation de la violence conjugale (Gouvernement du Quebec 1986a; 1995). Il faut aussi noter qu'a l'epoque, un enqueteur pouvait remettre un prevenu en liberte en attendant sa comparution, mais il n'avait pas le pouvoir de l'encadrer avec des conditions. S'il souhaitait l'imposition d'un tel encadrement pour la duree des procedures judiciaires, l'enqueteur devait garder le prevenu detenu pour que le juge impose des conditions. Par consequent, les prevenus comparaissaient en majorite detenus. Or, les donnees d'une etude sur la detention provisoire, conduite a Montreal en 1992-1993, ont revele que dans pres de la moitie (44,4 %) des dossiers dans lequel un homme avait comparu pour une affaire de violence conjugale, les policiers ne s'etaient pas opposes a sa remise en liberte, pourvu que des conditions lui soient imposees par le tribunal (Gauthier 2001). En 1994, le Code criminel canadien a confere un nouveau pouvoir aux policiers : l'imposition de certaines conditions aux suspects lorsqu'ils liberent ces derniers. Cette disposition est regie par deux articles differents : si le prevenu a ete mis sous garde apres avoir ete arrete aux termes d'un mandat vise, il pourra etre remis en liberte sous conditions (en vertu de l'article 499 [2]) ; si le prevenu a ete arrete avec ou sans mandat et a ete conduit devant un fonctionnaire responsable (ce qui representerait la situation la plus frequente dans les evenements de violence conjugale), il pourra etre libere sous conditions (comme le prevoit l'article 503 [2.1]). Au cours de l'article, nous verrons plus en detail au cours de l'article le contenu de ces dispositions. Specifions ici que la remise en liberte sous conditions n'est pas une mesure de dejudiciarisation. Les suspects restent accuses et devront comparaitre ; toutefois, ils comparaitront libres au lieu de comparaitre detenus.

A notre connaissance, la decision des policiers de remettre un prevenu en liberte sous conditions n'a fait l'objet d'aucune recherche au Canada. Les seules etudes recensees proviennent de la Grande-Bretagne, ou les policiers ont recu ce pouvoir en 1994, en vertu du Criminal Justice and Public Order Act (Bucke et Brown 1997; Hucklesby et Marshall 2000 ; Morgan et Henderson 1998 ; Raine et Willson 1995b ; 1996 ; 1997). Quelques autres textes mentionnent cette mesure mais dans l'ensemble, il est plutot rare que des informations concernant la violence conjugale soient presentees. Cette rarete des etudes sur la remise en liberte sous conditions par les policiers est preoccupante. D'une part, il est connu que les decisions des policiers ont une influence sur les decisions prises ulterieurement par les intervenants judiciaires, notamment en ce qui concerne le statut des prevenus en attente de leur comparution (Grosman 1969 ; Hucklesby et Marshall 2000 ; Trotter 1999). D'autre part, comme la remise en liberte sous conditions peut s'appliquer dans des situations d'agression contre la personne, donc dans les cas de violence conjugale, il est important de connaitre la pratique des policiers dans ces circonstances, de facon a bien comprendre comment elle s'exerce et de proposer, s'il y a lieu, des ajustements dans l'application de cette pratique.

Nous avons conduit une recherche pour savoir si, maintenant qu'ils en ont le pouvoir, les policiers remettent eux-memes en liberte sous conditions les personnes accusees dans une affaire de violence conjugale. Cet article presente certains resultats de cette recherche. Nous verrons d'abord quel a ete l'impact, sur les decisions des policiers de cette nouvelle disposition du Code criminel et des modifications legislatives subsequentes. Nous presenterons ensuite les facteurs lies a la decision de garder les prevenus detenus ou de les remettre en liberte sous conditions, puis nous examinerons l'utilisation de chacune des conditions disponibles. L'article se terminera par une discussion sur des craintes exprimees a propos de l'usage de ce pouvoir par les policiers.

Methodologie

Cette recherche comporte quatre objectifs : (1) decrire et analyser les facteurs lies a l'usage, par les policiers, de la mise sous garde ou des diverses modalites de remise en liberte dans les cas de violence conjugale ; (2) comprendre les motivations des policiers a utiliser ou non la remise en liberte sous conditions ; (3) connaitre leur estimation du pouvoir discretionnaire dont ils disposent a propos de la remise en liberte dans les situations de violence conjugale ; (4) mieux cerner les dimensions sociopolitiques et reglementaires qui interviennent dans la decision sur le statut des conjoints accnses et leurs retombees dans la pratique policiere. Vu la rarete d'ecrits concernant la remise en liberte sous conditions, nous avons opte pour une approche exploratoire et recueilli des donnees de nature qualitative. L'approche exploratoire est privilegiee lorsque tres peu d'information concernant un sujet est disponible. Dans ce cas-ci, elle a permis de se familiariser avec la pratique et d'en comprendre les rouages. (La recherche a demontre que la decision est complexe et plusieurs facteurs y sont contrebalances.) Le recueil de materiel qualitatif nous a permis d'obtenir des informations riches, diversifiees et nuancees, qu'il aurait parfois ete impossible d'obtenir autrement.

La recherche a ete menee dans les quatre Centres operationnels (CO) du Service de police de la Communaute urbaine de Montreal (SPCUM, aujourd'hui nomme Service de police de la Ville de Montreal). Ce lieu s'imposait puisque toutes les personnes arretees dans une affaire de violence conjugale sont conduites dans les CO pour enquete. L'etude a ete menee aupres d'enqueteurs (sergents-detectives), puisque ce sont ces derniers (et non pas les patrouilleurs) qui peuvent, dans les cas de violence conjugale, decider du statut des prevenus en attendant leur comparution. Si le Code criminel (art. 499 [2] et 503 [2.1]) prevoit que la decision sur la remise en liberte sous conditions soit prise par le fonctionnaire responsable (le policier en charge du poste), a Montreal cette decision est prise par l'enqueteur responsable du dossier. Au moment de l'etude, les enqueteurs qui traitaient des dossiers de violence conjugale etaient generalement rattaches au module du Service a la clientele ou a celui des Crimes contre la personne. Dans les dossiers traites par les enqueteurs du Service a la clientele, l'arrestation du suspect s'effectue sur les lieux de l'evenement, dans les moments suivant l'appel a la police. Ces enquetes sont designees > Les enquetes de niveau 2, quant a elles, sont menees par les enqueteurs rattaches au module des Crimes contre la personne. Dans ces cas, les enquetes ne peuvent etre completees que quelques jours apres l'evenement, notamment parce qu'il n'y a pas eu d'arrestation du suspect sur les lieux, ce dernier n'etant plus present. Il faut donc le retracer et proceder a son arrestation. Certains des enqueteurs travaillaient sur des enquetes des deux niveaux (entre autres en cas de surnombre de dossiers a traiter dans l'autre module).

Afin de constituer notre echantillon, nous avons contacte les commandants de chaque CO, qui nous ont renvoye a un lieutenant-detective responsable de l'un ou l'autre module. Ces derniers ont demande de selectionner eux-memes les participants a l'etude. Nous avons donc du convenir de proceder de cette maniere. Nous avons demande a chaque lieutenant-detective de respecter quatre criteres dans la selection des participants : (1) que les enqueteurs travaillent avec des dossiers de violence conjugale ; (2) qu'au moins un d'entre eux etait en poste avant 1994, date ou les enqueteurs ont recu le pouvoir de remettre en liberte sous conditions ; (3) qu'au moins un d'entre eux soit une femme ; (4) qu'au moins un enqueteur provienne de l'autre module. Le lieutenant-detective contactait alors les enqueteurs, leur demandant leur collaboration et les informant du theme de l'etude. Nous communiquions ensuite avec les enqueteurs pour leur exposer notre demarche et prendre rendez-vous.

Les entrevues ont ete menees individuellement aupres de quatorze sergents-detectives. Nous avons donc rencontre dix hommes et quatre femmes (par souci de confidentialite, tous les extraits d'entrevue rapportes sont accordes au masculin). Ces enqueteurs ont entre neuf et trente annees d'experience comme policier au SPCUM (moyenne : 19,1 ans) et ont entre une et quatorze annees d'experience comme enqueteur (moyenne : 5,4 ans). Parmi eux, sept sont rattaches au Service a la clientele, six travaillent dans le module des Crimes contre la personne tandis qu'un autre n'est rattache a aucun module. Le SPCUM compte des enqueteurs specialises (c.-a.-d. qu'ils travaillent presque exclusivement sur des dossiers de violence conjugale), mais leur nombre est tres restreint. Nous avons rencontre deux d'entre eux. Au total, les entrevues ont ete conduites aupres de cinq enqueteurs dans deux CO et dans les deux autres, nous en avons rencontre quatre. Nous avons cesse de proceder aux entrevues une fois la saturation empirique atteinte. Toutefois, si la saturation etait atteinte mais que l'echantillon ne rencontrait pas la diversification souhaitee (annees d'experience, sexe et module), nous poursuivions les entrevues. Par ailleurs, vu leur interet pour notre etude, nous avons interviewe quatre lieutenants-detectives (un par CO). Les lieutenants-detectives sont responsables des enqueteurs. Ils ont pour fonction, entre autres, de leur distribuer les dossiers et de superviser les enquetes. Deux d'entre eux etaient responsables du module des Services a la clientele et les deux autres, du module des Crimes contre la personne.

Les entrevues...

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