Consommation de substances psychoactives et degre de gravite du crime.

AuthorSun, Fu

Introduction

S'appuyant sur de nombreuses etudes en la matiere, on peut certainement affirmer qu'un lien entre la consommation de substances psychoactives et la commission des crimes existe (voir Brochu [1995] pour une recension des ecrits), sans toutefois pouvoir preciser la veritable nature de la relation. Notre etude tient compte de la gravite du crime, de facon a jeter un nouvel eclairage sur cette relation dans le but de mieux en definir les contours.

La plus grande partie des analyses sur le lien entre l'alcool et le crime a porte sur le crime violent (Pernanen 1976 ; Norton et Morgan 1989; Murdoch, Pihl et Ross 1990 ; Collins et Messerschmidt 1993 ; Martin et Bachman 1997 ; Zhang, Wieczorek et Welte 1997 ; Greenfeld 1998 ; Nicholson, Maney, Blair, Wamboldt, Mahoney et Yuan 1998). Souvent, ces analyses concluent que la relation est complexe parce qu'elle met en jeu des influences individuelles, situationnelles et socioculturelles. Les analyses sur le lien entre des drogues illicites et le crime, de meme que les analyses plus generales sur le lien entre les substances psychoactives et le crime, en arrivent aux memes conclusions (Brochu, Picca, Rassat, Syr et Borricand 1994 ; Forget 1994 ; Kopp 1998 ; Da Agra 1999 ; Bennett 2000 ; Blais 2000 ; Brunelle 2000 ; Brochu, Cousineau, Gillet, Cournoyer, Pernanen et Motiuk 2001 ; Pudney 2002 ; Pernanen, Cousineau, Brochu et Sun 2002). Ainsi, Greenberg et Adler (1974), Gandossy, Williams, Cohen et Haarwood (1980) et Brochu (1995) concluent pour les heroinomanes : comme la plupart de ces consommateurs ont commis des crimes avant de consommer de l'heroine, on ne peut dire que la drogue amene directement les individus a commettre des crimes. Gandossy et ses collegues ajoutent que le besoin d'argent peut toutefois mener au crime. Mais Brochu, Schneeberger, Parent, Poirier et Dion (1995) font remarquer que ce lien depend en grande partie du consommateur (son passe criminel, sa capacite de controler sa consommation de drogues, etc.) et du contexte de la consommation (p. ex., le prix des drogues, les autres sources de revenus). Speckart et Anglin (1986) et Nurco, Hanlon et Kinlock (1991) ont conclu que les consommateurs de narcotiques forment un groupe heterogene, et qu'il existe une grande diversite entre les individus quant au type, au nombre et a la severite des crimes commis. Brochu, Cousineau, Sun, Pernanen, Cournoyer et Desrosiers (2001), ainsi que Pernanen et coll. (2002), en suivant le modele tripartite de Goldstein (1985) dans les analyses des developpements recents dans le domaine, ont conclu que les crimes violents, les crimes lucratifs, les crimes de drogue et les autres types de crimes sont lies aux facteurs psychopharmacologiques, economico-compulsifs, et systemiques, tant pour leurs effets individuels que pour leurs interactions.

Les trois modeles conceptuels ci-haut mentionnes sont mis a profit afin de preciser le lien drogue-crime. Le modele psychopharmacologique, aussi nomme modele de l'intoxication, attribue un role determinant et direct a une substance consommee au moment d'un crime. L'hypothese veut que l'intoxication contribue a faire commettre un acte illegal que l'individu n'aurait pas autrement commis. Le deuxieme modele, celui de la compulsion economique, porte surtout sur le role des drogues illicites, et de facon moins marquee de l'alcool, comme motiveurs des crimes acquisitifs ou lucratifs, etant donne le besoin d'argent visant a se procurer des substances pour une utilisation personnelle creee par la dependance. Le modele systemique met l'accent sur les crimes qui sont relies au commerce de la drogue et aux activites l'entourant : la collecte de dettes, les conflits de territoires, les disputes relatives a la qualite du produit achete, etc. Goldstein (1985) s'est appuye sur ces trois types de relations afin de preciser le lien entre les crimes violents et la consommation de drogues, creant ainsi un modele dit tripartite. Il faut toutefois noter que ces modeles ne sont pas mutuellement exclusifs. Ainsi, une proportion des individus qui ont commis un crime sous intoxication a l'alcool ou aux drogues pourraient aussi avoir eu comme motif l'obtention de drogues pour leur consommation personnelle. De meme, une certaine proportion des crimes commis dans le but de se procurer des drogues pour une consommation personnelle, peuvent aussi etre consideres comme des crimes systemiques.

Une premiere facon de proceder, deja plusieurs fois utilisee pour tenter de preciser le lien drogue-crime, consiste a analyser la consommation de drogues en lien avec le nombre total de crimes commis par un individu, et d'en traiter en distinguant le type de relation en fonction du modele tripartite de Goldstein (1985). Dans le cadre d'une telle analyse, on associe la meme valeur aux differents types de crimes. Par exemple, on ne distingue pas un meurtre d'une agression sexuelle, ni un vol a main armee d'un simple vol a l'etalage, etc. En d'autres mots, on ne tient pas compte du degre de gravite du crime. Cette facon de proceder, si elle permet un premier niveau de connaissance, peut cependant nuire a la comprehension specifique du degre d'influence d'une consommation de drogues en lien avec le degre de gravite du crime. Dans notre recherche, non seulement nous tenons compte du nombre de crimes commis, mais nous prenons aussi en consideration le degre de gravite de ceux-ci. Considerant l'ampleur et la complexite des modeles precites, le present article se limite a l'etude de la gravite du crime en lien avec la consommation des substances psychoactives (modele psychopharmacologique ou de l'intoxication).

Comment peut-on evaluer la gravite d'un crime ? A premiere vue, cela semble simple. On pourrait, par exemple, s'appuyer sur la sentence la plus longue prononcee pour toute une serie de crimes. Si on entre dans le detail, on a vite fait de constater qu'une telle mesure rencontre des ecueils importants. D'un cote, un meme evenement peut etre lu de differentes facons et etre traduit par une diversite de libelles juridiques. Par ailleurs, un meme libelle juridique peut abriter une foule d'evenements ou de situations criminelles, parfois meme assez dissemblables (Cousineau, 1992). L'utilisation de la gravite du crime dans la recherche et dans l'application de la loi n'est toutefois pas un concept recent. Dans le droit de l'Ancien Regime, la gravite des crimes occupait une place de choix (Carbasse, 1990). Beccaria (1764) reduit la gravite a une seule dimension : le prejudice social. Au cours de la deuxieme moitie du XXe siecle, nous assistons a une renaissance de la reflexion sur la gravite. Von Hirsch (1976 et 1985) defend avec force et conviction l'idee que la justice devrait rendre compte de la gravite d'un acte criminel. Sellin et Wolfgang (1964) affirment d'emblee que les categories legales d'infraction apprecient trop grossierement la gravite pour qu'elles soient utilisables dans la recherche.

De nombreuses etudes demontrent que les jugements de la gravite du crime ont ete influences par sept facteurs principaux : (1) l'ampleur des atteintes a l'integrite physique ; (2) les dangers potentiels ; (3) les pertes monetaires ; (4) la violence des moyens ; (5) la vulnerabilite relative de la victime ; (6) la nocivite de la drogue ; et (7) l'intention coupable (Cusson 1998). Si toute infraction est plus ou moins grave, prejudiciable ou condamnable, elle comporte un quantum qui devrait etre mesurable (Wolfgrang, Figlio, Tracy et Singer 1985 ; Cusson 1998). Les etudes sur la gravite du crime ont ete validees sur deux points essentiels : (1) le consensus sur l'ordre de gravite des delits est partout tres fort (Sellin et Wolfgang 1964 ; Ackman, Normandeau et Turner 1967 ; Normandeau 1970 ; Wolfgang et coll. 1985) ; et (2) la structuration des evaluations de gravite montre qu'elles ne restent pas pour autant enfermees dans la subjectivite pure et dans l'arbitraire, bien que les valeurs absolues soient influencees par de nombreuses caracteristiques socio-demographiques (Wolfgang et coll. 1985 ; Boudon 1995 ; Tremblay 1997).

Des sondages sur la gravite du crime ont ete realises dans plusieurs pays. Le plus important fut entrepris en 1977 aux Etats-Unis par Wolfgang et ses collaborateurs (Cusson 1998). Cette enquete fournit a cet egard des resultats grandement interessants qui vont servir aux analyses qui suivent.

Apres avoir dresse une liste de scenarios possibles d'evenements criminels, sans leur associer d'emblee un quelconque libelle juridique, Wolfgang demande a un echantillon de 60 000 americains ages de 18 ans ou plus d'ordonner ces evenements, de leur point de vue, en leur attribuant une > de gravite. Pour cette enquete, on a construit 12 questionnaires differents dans lesquels sont repertoriees 204 categories de crimes. Chaque repondant doit comparer 25 crimes avec un repere pre-etabli (1) (Schlesinger 1984). Les resultats de l'evaluation sont ensuite traites avec des outils statistiques sophistiques conduisant a associer un degre de gravite a chacune des situations decrites.

Il est plausible de penser que les resultats d'une telle enquete sont en lien etroit avec le sentiment d'insecurite induis par chacun des evenements presentes aux repondants. Il est aussi raisonnable d'envisager que ces resultats se refleteront dans les sentences imposees par les juges pour des evenements similaires a ceux se retrouvant dans la liste des scenarios developpes par Wolfgang. Ceci etant, il nous apparait concevable de considerer l'instrument developpe par Wolfgang comme une mesure possible du degre de gravite du crime et de s'en servir aux fins de notre argumentation.

Methodologie

La population a l'etude

Il est important de specifier la population a l'etude. Nos etudes recentes ont montre que la population dans les penitenciers, dans les prisons provinciales, celle en probation et les personnes arretees se ressemblent quant a la proportion des crimes attribuables a l'alcool et...

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