Policer la violence: analyse du taux de declaration et du taux d'enregistrement des victimisations criminelles au Canada en 1999 et 2004.

AuthorOuimet, Marc

Introduction

Au Canada, de 1993 a 2007, le taux de violence a diminue de 14% alors que le taux de crimes contre la propriete a chute de 40% (Dauvergne 2008). Bien des facteurs furent invoques, ici comme aux Etats-Unis, pour expliquer l'ampleur d'une telle reduction, mais le role eventuel d'une baisse du taux de declaration n'a jamais ete examine. Certains commentateurs estiment que de moins en moins de victimes portent plainte a la police. Selon Irvin Waller de l'Universite d'Ottawa (cite dans Rennie 2008), cette situation s'expliquerait par le fait que les Canadiens ne font plus confiance au systeme judiciaire alors que pour des policiers avec qui j'ai discute au cours des dernieres annees, la baisse du taux de declaration des victimes serait la consequence de la hausse de leur charge de travail qui a fait augmenter le temps de reponse aux appels non urgents. Les victimes de crimes moins graves seraient peu enclines a attendre plus d'une heure pour qu'un policier vienne prendre leur declaration. En somme, plusieurs personnes proposent que le taux de declaration soit en baisse, ce qui pourrait expliquer, du moins en partie, la baisse de la criminalite officielle enregistree au Canada. Le fait que les crimes de violence aient moins fortement diminues que les crimes contre les biens serait compatible avec une telle interpretation.

La police ne peut combattre efficacement la criminalite en etant isolee du public: elle depend dans une large mesure des citoyens pour etre informee des infractions commises. Ainsi, les victimes sont les gardiennes du systeme de justice criminelle puisque leur decision de declarer un incident est le determinant principal de l'entree d'une affaire dans le systeme de justice formelle (Reiss 1971; Gottfredson et Gottfredson 1988). Toutefois, il appert qu'une large part des crimes commis ne sont jamais rapportes aux autorites policieres (Hindelang 1976; Dodd, Nicholas, Povey et Walker 2004). Un incident de victimisation doit passer a travers trois grands filtres avant d'etre enregistre officiellement par les forces de l'ordre (Ouimet 2005). Tout d'abord, la personne violentee ou volee doit realiser qu'elle a ete victime d'un acte inapproprie et elle doit etiqueter l'incident comme un crime. Ensuite, elle, ou une tierce personne doit decider de rapporter l'incident aux policiers. Finalement, les policiers doivent accepter de prendre charge de l'evenement et de lui donner suite. La presente etude porte sur les deux derniers elements, soit sur le taux de declaration ainsi que sur le taux d'enregistrement des infractions.

La notion de taux de declaration (certains utilisent aussi la notion de taux de reportabilite) a ete developpee suite a la decouverte du chiffre noir de la criminalite durant les annees 1960 (Kitsuse et Cicourel 1963). Par la suite, les sondages de victimisation furent developpes pour tenter de mesurer l'ampleur reelle du phenomene criminel, permettant ainsi d'estimer le chiffre noir, c'est-a-dire le nombre d'infractions qui ne sont pas declares aux policiers (Bottomley et Coleman 1981; O'Brien 1996; Ouimet 2005). Les sondages de victimisation ne sont pas exempts de defauts. Il existe d'ailleurs un hiatus important entre ce que les gens disent rapporter a la police et ce que la police enregistre effectivement.

Dans son bulletin Juristat sur la victimisation au Canada en 2004 (Gannon et Mihorean 2005), Statistique Canada affirme que > (13). Le taux global de declaration est passe de 37% a 34% en cinq ans (soit une baisse de 8%). Y aurait-il une hausse de la declaration pour les crimes de violence et une baisse pour les crimes contre la propriete? Les pourcentages rapportes par Statistique Canada ne permettent pas de conclure parce que l'amalgame des infractions n'est pas le meme pour 1999 et 2004 et que le taux de declaration est lie au type d'infraction. Le present article tente de repondre a cette question.

Le chiffre noir de la criminalite est aussi fonction du taux d'enregistrement, c'est-a-dire la proportion des cas qui sont signales aux policiers pour lesquels ces derniers donnent suite. En pratique, la production d'un rapport d'evenement officialise l'affaire. Sur ce theme, tres peu d'etudes sont disponibles. Toutefois, les travaux effectues dans le domaine du pouvoir discretionnaire de la police peuvent apporter un eclairage. Le pouvoir discretionnaire est la possibilite pour les policiers, ou autres acteurs du systeme de justice, de faire des choix dans les actions a prendre (Davis 1969). Parmi les choix que doivent faire les policiers, lorsqu'informes d'un incident, il y a celui d'officialiser l'affaire en redigeant un rapport d'infraction. Le pouvoir discretionnaire est necessaire aux policiers, puisque plusieurs cas qui leur sont presentes ne correspondent qu'imparfaitement aux criteres definis pas les lois et font partie de la zone grise qui existe entre un comportement inapproprie et un crime. Cet article va permettre une analyse detaillee du taux de declaration des victimes d'acte criminel ainsi que du taux d'enregistrement des affaires au Canada en 1999 et en 2004. D'abord, les estimations seront produites pour les differentes categories de crimes pour les deux annees qui nous interessent. Ensuite, des analyses multivariees permettront de verifier l'effet eventuel de l'annee sur le taux de declaration lorsque les variables connues pour influencer le taux de declaration sont controlees statistiquement. La meme demarche sera effectuee en ce qui concerne le taux d'enregistrement des crimes signales aux policiers.

Le taux de declaration

Les sondages de victimisation furent developpes aux Etats-Unis durant les annees 1970. L'objectif etait de connaitre l'ampleur reelle de la criminalite. Tres tot, on a aussi pense a demander aux victimes si les policiers avaient ete mis au courant de l'affaire. Or, il apparaissait que bien des victimes ne rapportaient pas leurs experiences a la police, et ce, pour une variete de raisons (Tremblay 1998; Goudriaan, Lynch et Nieuwbeerta 2004; Gannon et Mihorean 2005): l'incident est juge peu serieux, il est estime que la police ne pourrait rien y faire, la victime a peur des represailles, etc. Plusieurs etudes ont tente de cerner les facteurs qui etaient lies au fait que la victime declare ou non l'incident a la police. A ce propos, deux grandes categories de variables se distinguent, soit les caracteristiques de la personne et les caracteristiques de l'incident.

L'age et le sexe de la personne representent souvent de puissants predictifs de leur comportement. En ce qui concerne la declaration des victimisations, certaines etudes indiquent que les femmes sont plus susceptibles que les hommes de faire appel aux policiers lors d'incidents de victimisation violente (Hindelang 1976; Skogan 1976, Craven 1997). Toutefois, la relation observee est faible et ne tient pas en ce qui concerne les incidents de violence conjugale et sexuelle. Quant a l'age, les chercheurs ont remarque que les personnes plus agees sont plus enclines a faire appel a la police que les plus jeunes (Skogan 1976; Besserer et Trainor 2000). Skogan (1976) souligne que ces differences dans la declaration sont en accord avec les travaux sur la socialisation des individus envers les normes legales, qui indiquent que les femmes et les personnes agees presenteraient plus de deference envers les autorites legales.

Gottfredson et Hindelang (1979) ont aussi constate qu'il est plus probable que la police soit mise au courant d'un incident de victimisation lorsque la victime est davantage scolarisee. En ce qui concerne le revenu du menage de la victime, lis n'ont pas observe de relation claire entre revenu et declaration. Il ne semble donc pas que les variables de nature socioeconomique soient importantes pour comprendre la declaration de la victimisation. La question de l'ethnicite des victimes apparait plus complexe. Certains auteurs denoncent la discrimination dont les membres de minorites visibles font objet de la part des policiers (Kinsey, Lea et Young 1986), alors que d'autres parlent plutot d'une situation de tension entre les membres des minorites et la police (Scarman 1981; Brodeur 2003). Fattah (1991) affirme que les crimes commis contre les membres de minorites visibles soient moins susceptibles d'etre declares que les crimes commis contre les autres individus de la societe. Certains auteurs ont trouve, aux Etats-Unis, des differences dans le taux de denonciation entre les Noirs et les Blancs (Bachman et Coker 1995) alors que d'autres etudes ne montrent pas de differences significatives (Skogan, 1984; Kaufman-Kantor et Straus, 1990; Felson, Messner et Hoskin 1999).

Une position classique en criminologie stipule qu'un incident de victimisation est plus susceptible d'etre declare lorsque la distance sociale entre le criminel et la victime est grande (Black 1976; O'Brien 1996). Ainsi, les policiers en sauraient davantage sur les crimes opposant des etrangers que sur ceux impliquant des proches, un constat que Block (1974) ainsi que Felson et Pare (2005) confirment. Pour Tremblay (1998), cette relation s'expliquerait par trois mecanismes. Il y a d'abord des couts de transaction plus importants lorsque le crime implique des connaissances (c.-a-d. il est plus exigeant de denoncer son ami, son mari ou son voisin que de rapporter un crime commis par un etranger). Ensuite, Tremblay indique que la victime doit vaincre un tabou de loyaute si elle appelle les policiers (c.-a-d. que personne n'aime jouer au delateur ou rapporter le comportement d'un proche aux autorites). Finalement, lorsque la victime appelle les policiers, elle perd en quelque sorte une opportunite de reparation, soit que l'auteur du delit remplace, cede, rembourse ou execute des travaux compensatoires pour restaurer l'equilibre. Toutefois, les analyses portant sur la relation entre la distance sociale et la declaration procurent des resultats mitiges (Skogan 1976; Gottfredson et Hindelang 1979)...

To continue reading

Request your trial

VLEX uses login cookies to provide you with a better browsing experience. If you click on 'Accept' or continue browsing this site we consider that you accept our cookie policy. ACCEPT